1 – LA STAR
– Ne t’inquiète pas, mon petit bonhomme ! L’aiguille peut te paraître énorme, mais tu ne sentiras presque rien, grâce à la pommade anesthésiante.
Léo se retint juste à temps de lever les yeux au ciel. Il entendait presque la voix de sa mère lui seriner que c’était impoli. Il détestait quand les adultes s’adressaient à lui comme s’il avait quatre ans. « Mon petit bonhomme », et puis quoi encore ? Si au moins il ne s’agissait que de cette infirmière ! Mais non, tout le personnel de l’hôpital lui parlait de cette façon.
À croire qu’ils participaient à un concours des expressions les plus ringardes, avec à la clé un gros lot : l’autorisation de prodiguer des gouzi-gouzis sous le menton à tous leurs jeunes patients.
En deux jours, il avait eu droit à « p’tit mec », « ce grand garçon » (mais prononcé de telle manière qu’il s’était presque senti rétrécir), « quel courageux petit soldat ! ». Il ne manquait plus qu’un « roudoudou en sucre » et il se mettrait à hurler à pleins poumons dans les couloirs. Peut-être qu’alors on le prendrait enfin au sérieux ?
– Voilà, j’ai fini, continua la soignante d’un ton faussement joyeux. Je vais te laisser tranquille maintenant. Je pose la bassine juste là, si tu as besoin de vomir. N’oublie pas qu’un simple coup de sonnette et, hop, quelqu’un viendra. N’hésite surtout pas !
Léo la remercia d’un sourire, gagné malgré lui par sa gentillesse et la douceur de ses gestes. Elle n’avait pas menti : il n’avait rien senti quand elle avait injecté le produit fluorescent dans le cathéter fixé sur le dos de sa main.
Il mit ses écouteurs et manipula son téléphone jusqu’à trouver sa playlist spéciale hôpital. Un mélange de morceaux de heavy metal, très agressifs (il n’aimait pas particulièrement cette musique, mais elle lui semblait adaptée à la situation), et de mélodies instrumentales très calmes. Bien calé sur les oreillers, le lit médicalisé redressé, il se laissa aller à ses pensées.
Avant, il menait la vie ordinaire d’un enfant ordinaire. L’école, les copains, le foot. Quelques disputes avec ses parents, de temps à autre. Rien de plus banal que l’existence de Léo Minot ! Il habitait le même pavillon à trois chambres depuis sa naissance, avec un jardin derrière, un barbecue pour l’été, une petite piscine démontée chaque année à l’automne. Il connaissait toutes les familles du lotissement, c’était comme un cocon rassurant, de savoir que, où qu’il aille et quoi qu’il fasse, il n’était jamais anonyme.
Puis il y avait eu ce jour horrible où tout avait basculé, huit mois auparavant. Léo n’en gardait qu’un souvenir incomplet, comme un puzzle auquel manqueraient des pièces. Ce mercredi-là, il enrageait de louper l’entraînement de foot à cause d’un stupide rendez-vous médical, un de plus. Il ne se concentrait pas vraiment sur les paroles du spécialiste en face de lui. L’idée que le coach le priverait de match le dimanche en raison de ses absences trop nombreuses parasitait tout.
Jusqu’à ce qu’il remarque les larmes qui coulaient sur les joues de sa mère, le mouchoir qu’elle déchiquetait entre ses doigts. Là, il avait commencé à prêter attention aux propos du médecin.
– … très rare. Quand un bébé en est atteint, ce n’est pas détecté tout de suite, voire pas du tout.
– Mais pourquoi Léo ? gémit sa mère.
– Allez savoir… Nous n’avons pas encore réussi à découvrir les raisons de l’apparition de la maladie.
Le spécialiste arborait une mine embarrassée. Il toussota avant de continuer.
– C’est que, vous comprenez, le nombre de nouveaux cas reste négligeable, par rapport à la population mondiale. Ce n’est pas une priorité pour la recherche et les laboratoires pharmaceutiques. C’est le cas de toutes les pathologies rares.
– Vous essayez de me dire qu’il n’existe pas de traitement ?
La voix de sa mère avait adopté ce ton que Léo surnommait « toi, tu vas prendre cher si tu t’obstines à me contrarier ».
– Si, si ! Nous avons développé un protocole de soins, une unité y est dédiée au CHU de Clermont-Ferrand, créée par un médecin dont le fils est atteint. La seule de France, cela dit. C’est un peu lourd, deux jours complets par mois. Mais cela offre d’excellentes chances de survie à long terme, de l’ordre de 90 %. À condition de ne jamais sauter de séances. Et puis…
– Je suis malade ? l’interrompit Léo. MALADE ? Mais j’ai quoi ? Le cancer ?
Il hurlait presque. Sa mère posa une main sur sa cuisse afin de le calmer.
– Non, pas un cancer, même si les effets y ressemblent beaucoup. D’ailleurs, les soins aussi. Tu vas recevoir une forme de chimiothérapie pour éradiquer la maladie, expliqua le médecin. On va t’injecter des produits censés détruire certaines cellules bien précises dans ton organisme. Si tout se déroule comme prévu, dans cinq ou six ans, tu seras guéri. Définitivement.
Dans la voiture, au retour, Léo se repassait le rendez-vous en boucle. La STAR, voilà comment s’appelait sa maladie. Stimulation et Trop-plein d’Activité du Rêve. Un nom qui semblait tout droit sorti d’un film de science-fiction. Le genre où une créature démoniaque surgissait au beau milieu de la nuit, convoquée à son insu par l’esprit du héros, avant de chercher à anéantir le monde. Le genre que Léo détestait depuis quelque temps, il préférait nettement les romans policiers.
Un détective privé à la poursuite d’un braqueur de banques, ça, c’était cool !
Plongé dans la brochure remise par la secrétaire du médecin, il découvrait avec stupeur ce dont il souffrait. Pendant son sommeil (parfois aussi lorsqu’il méditait tout éveillé), son cerveau se grignotait lui-même à chaque période de rêve, sans qu’on sache bien si un virus, une bactérie ou une anomalie génétique en étaient responsables.
S’il comprenait correctement les termes compliqués du petit livret, il rêvait trop et trop fort. Ses neurones grillaient à une vitesse alarmante, comme un vieillissement accéléré de sa cervelle.
– En gros, à quinze ans, j’aurai perdu la boule comme un pépé de cent ans ? interrogea-t-il sa mère.
Celle-ci lui adressa un regard larmoyant dans le rétroviseur, hochant la tête pour toute réponse.
– Génial… je vais mourir le ciboulot cramé par mes rêves…
En moins de trois mois, son père, prof d’anglais, avait obtenu une mutation exceptionnelle pour Clermont-Ferrand. Sa mère avait accepté un job de secrétaire de mairie moins bien payé que son précédent emploi de chef de projet marketing.
Ils avaient entassé toutes leurs affaires dans un camion de déménagement, rendu les clés de leur pavillon, direction le Massif central et un appartement vieillot en centre-ville, plein de courants d’air, à la plomberie capricieuse
Deux mois après son entrée en 6e, Léo avait quitté son petit collège des environs de Lille, sa classe où tous les élèves se côtoyaient depuis la maternelle, et intégré un établissement démesuré où il ne connaissait personne. Débarquer comme ça, quand on est un jeune préado de onze ans maigrichon, pas bien grand, aux yeux bleu layette trop expressifs et aux cheveux châtains banals, c’était la cata assurée !
Les autres garçons lui semblaient gigantesques et le snobaient. Les filles l’ignoraient, au mieux, ou l’évitaient, au pire. Cerise sur le déménagement : sa mère refusait qu’il continue le foot, sous prétexte de sa maladie. Alors que ça n’avait aucun rapport. Son père tentait de le consoler, en lui serinant qu’il faisait partie de ces garçons qui poussent d’un seul coup. Ça lui faisait une belle jambe, de savoir qu’il deviendrait sans doute grand et costaud un jour. C’était tout de suite, maintenant, qu’il avait besoin d’exister aux yeux des autres.
Sinon, il risquait bien de crever de solitude avant que la STAR lui ait rongé toute la cervelle !
Certains soirs, en entrant dans sa chambre étriquée qui empestait le moisi, dont la minuscule fenêtre donnant sur le mur du bâtiment d’en face n’offrait qu’une lumière chiche, Léo sentait la rage l’envahir. Des envies de tout envoyer promener, de beugler des horreurs à ses parents. Il s’abstenait, parce qu’il voyait bien à leurs regards tristes, usés, qu’ils subissaient tout autant que lui cette situation insupportable.
Leur sacrifice équivalait au moins au sien.
Alors Léo s’allongeait sur son lit, les bras croisés sous la nuque, et il se laissait aller à rêvasser, imaginant une existence différente. Sans STAR, sans idées noires, et avec beaucoup, beaucoup de foot. Douloureusement conscient que chaque seconde passée la tête dans les nuages augmentait les dommages dans son cerveau.
– À table, Léo ! l’appelait son père chaque soir.
Chaque soir, le garçon prétendait qu’il se portait bien. Il mangeait peu, se contentait de remuer les morceaux de nourriture dans son assiette. Puis il se levait de table, embrassait ses parents.
– J’ai encore des devoirs. Bonne nuit.
Tous trois faisaient semblant que la vie continuait comme avant.
L’irruption du médecin réveilla Léo en sursaut. Égaré dans ses souvenirs, il s’était endormi. Tant mieux, au moins cela l’avait empêché de vomir, comme les fois précédentes.
– Ça va ? Rien à signaler ?
– Tout va bien, docteur Caduce.
Le spécialiste examina le dossier de Léo, accroché au pied du lit. Il fronça les sourcils.
– Tu as perdu du poids, ces derniers mois. Un peu trop à mon goût. Ce n’est pas un effet secondaire habituel du traitement, c’est étonnant. Tu étais déjà très mince… Tu t’alimentes correctement ?
Léo hocha la tête sans conviction. L’homme s’assit sur le matelas à ses côtés et le regarda par-dessus ses lunettes.
– Mmmm. Je n’en suis pas persuadé. Il faut à tout prix te forcer, même si tu n’as pas faim. Si tu t’affaiblis, ça ne pourra que te causer du tort. En théorie, la STAR n’a rien à voir avec le reste de ton corps, seulement avec ton cerveau. Mais va savoir… J’en toucherai deux mots à tes parents. Allez, encore un coup d’IRM, un électroencéphalogramme et ce sera tout pour ce mois-ci. N’hésite pas à passer ou à téléphoner au service d’ici la prochaine session. Si tu as besoin de quoi que ce soit, de parler ou autre…
Le docteur Caduce sortit, aussitôt remplacé par une infirmière différente de celle qui lui avait administré le traitement. Jeune, jolie, le regard plein de bienveillance, elle commença à s’affairer, débrancha la perfusion, retira le cathéter.
Pendant une seconde, Léo fut tenté de s’ouvrir à elle, de lui révéler le contenu de plus en plus bizarre de ses rêves. La peur qu’on le juge aussi toqué que son ancienne voisine, qui parlait aux extraterrestres par l’intermédiaire d’un pot de yaourt, l’en empêcha. Il ne manquerait plus qu’on l’enferme chez les dingos !
– Et voilà mon lapin, j’ai fini ! annonça l’infirmière en ajustant un pansement sur sa main.
« Mon lapin »… Pitié !

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