Je regarde la coccinelle grimper péniblement le long de mon bras tendu. Je n’ai jamais bien compris pourquoi les coccinelles s’obstinent à marcher sur des brins d’herbe secoués par le vent, ou sur des feuilles poissées par les limaces, alors qu’elles auraient aussi vite fait de voler jusqu’à leur destination. Peut-être aiment-elles tout particulièrement le contact de quelque chose sous leurs pattes frêles ? Le soleil tape sur la paume de ma main, et tout mon bras commence à s’engourdir. De toute façon, la coccinelle ne m’amuse plus. Je la dépose doucement sur un pissenlit, en prenant bien garde de ne pas trop serrer le petit corps brillant.
La chaleur de l’après-midi me rend toute molle, comme si je fondais. Les yeux fermés, couchée dans l’herbe jaunie, j’écoute les bruits de la nature autour de l’étang. L’absence de courant d’air amplifie tout, et même le plus ténu des sons porte jusqu’à mes oreilles. Un hanneton passe en bourdonnant, une musaraigne couine quelque part sur ma gauche, et les poissons-chats qui gobent les araignées d’eau font des petits « plop » rigolos.
Bien sûr, quand maman m’a demandé tout à l’heure d’emmener la petite au bord de l’étang, après une bonne heure de jérémiades de sa part, j’ai protesté en tapant du pied, pour la forme. En réalité, j’en rêvais, mais je ne l’aurais reconnu pour rien au monde. Je n’ai pas l’intention de simplifier la tâche à maman. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour lui gâcher son été. Le caractère impossible de la petite va sans aucun doute m’y aider.
Jusqu’à présent, j’ai tout fait pour secourir maman, j’ai chanté des berceuses à la petite quand elle n’était encore qu’une mioche rougeaude et braillarde dans son petit lit. Je finissais par m’assoupir contre les barreaux, bercée par le bip régulier du moniteur cardiaque. Quand j’ouvrais les yeux, la petite me regardait de ses grands yeux interrogateurs, un grand sourire sur sa petite face maigre laissant apparaître une quenotte. Elle était marrante, à cette époque-là, et je l’aimais bien.
Mais maman lui a tout passé depuis, sous prétexte que l’énervement et la contrariété étaient mauvais pour son cœur. AH ! elle a peut-être été opérée quand elle était bébé, mais son cœur fonctionne parfaitement aujourd’hui ! Il n’y a qu’à la voir courir autour de l’étang, à faire l’avion. Elle est en pleine forme, cette sale mioche ! Mais jamais je ne pourrai expliquer ça à maman sans me prendre une taloche derrière l’oreille. Je serais bonne pour un nouveau sermon, à coup sûr !
J’imagine déjà maman, le doigt menaçant pointé à deux centimètres de mon nez :
« Lucie ! Combien de fois va-t-il falloir te dire que ta sœur ne doit pas se fatiguer ? C’est mauvais pour son cœur. Et tu ne dois jamais, jamais la laisser s’approcher de l’étang toute seule. »
Tu parles, j’ai bien entendu les médecins dire à maman que la petite va tout à fait bien, qu’il faut la laisser vivre sa vie d’enfant, que ce sont les nerfs de maman qui déconnent. C’est pour ça qu’elle prend tout un tas de cachets, et qu’elle dort la moitié du temps. Je voudrais la voir, elle, à essayer de rattraper la petite quand elle s’est mis dans la tête de courir un peu partout dans le parc. Quand on rentre à la maison, elle est toute rouge et essoufflée. Maman pousse des cris perçants, persuadée que la môme nous fait une crise cardiaque. Et je me retrouve à chaque fois punie jusqu’au dîner.
Maman est persuadée que c’est moi qui m’occupe mal de la petite, et que deux enfants, c’est trop pour elle. Et voilà qu’à la fin de l’été, je ferai mon entrée en 6e dans un internat, où je resterai toute la semaine, pour ne rentrer qu’au week-end. J’ai bien essayé de lui expliquer que ce n’est pas moi le problème, mais l’autre chipie, que c’est d’elle dont il faut se débarrasser, rien à faire ! Elle a juste lâché, les lèvres pincées et frémissantes :
« Tu n’y penses pas ! Dans son état ! »
Il me reste à peine un mois pour trouver une solution.
Enfin, j’ai déjà une solution, un plan parfait. Mais je ne l’ai pas encore mis à exécution. Depuis que je sais ce que je vais faire, je peaufine, je mets toute mon ardeur à régler les plus infimes détails, pour qu’à aucun moment, quiconque ne devine la vérité. Et je dois bien reconnaître que je prends un plaisir immense à regarder la petite, et à faire des choses avec elle, en ayant cet énorme secret dans le fond de mon cœur. C’est comme si j’avais un pouvoir immense qu’elle ne devine pas. Parfois, je surprends son regard songeur posé sur moi, plus pénétrant qu’à l’ordinaire. On dirait qu’elle sent confusément ce que je mijote. L’autre jour, j’ai failli passer à l’action, quand une averse s’est déclarée, inattendue. La petite s’est retournée, manquant me surprendre. Les gouttes de pluie sur ses joues formaient comme des larmes. Je n’ai pas eu le courage.
Il suffira d’un simple « accident » pour que tout redevienne comme avant. J’ai tout prévu. Il y a un endroit dans l’étang où le fond est plus profond que partout ailleurs. La vase s’est accumulée, j’ai failli m’y noyer une fois. Mes sandales plastique sont restées collées à la vase, et j’ai eu un mal fou à arracher mes pieds du fond. Si je pousse assez fort la petite, elle tombera la tête la première dans l’eau marron et n’arrivera jamais à remonter toute seule. Dès qu’elle tentera de se mettre debout, la vase la retiendra prisonnière plus sûrement que la plus épaisse chaîne. Elle n’aura aucune chance de s’en sortir toute seule. Et, évidemment, pas question que je lui vienne en aide ! Ses poumons se rempliront d’eau, lui faisant retrouver pendant quelques secondes la félicité de la vie dans le ventre de maman. L’adrénaline se diffusera dans son corps, mais chaque effort provoqué par la terreur n’aura pour effet que de hâter un peu plus la fin.
Si elle ne se noie pas dans les premières minutes, il me suffira d’attendre que ses jambes la lâchent. Elle finira par s’enfoncer dans l’eau à un moment où à un autre, c’est forcé. J’aimerais bien qu’elle se noie debout, ses jolis cheveux blonds étalés tout contre les fleurs des nénuphars devraient faire un spectacle moins terrible pour ceux qui viendront la repêcher que si elle est couchée, engluée dans la boue de l’étang.
Quand j’ai réfléchi à tout ça, j’ai pensé qu’il y avait une toute petite chance pour qu’elle se débatte suffisamment pour réussir à s’extirper de la vase. Pendant les premiers jours de juillet, pendant qu’elle était à sa visite annuelle de contrôle à l’hôpital, j’ai jeté quelques grosses pierres à cet endroit de l’étang, et j’en ai gardé une près du rivage. Comme ça, il me suffira de lui asséner un coup sur la tête avec la pierre pour l’assommer. Ensuite, je jetterai la pierre avec les autres, et tout le monde pensera qu’elle s’est cognée en tombant à l’eau.
Je me dis qu’elle risque quand même de crier, ou au moins de pleurnicher pendant qu’elle se noiera, alors je ne quitte pas mon baladeur, écouteurs sur les oreilles, prêt à fonctionner. Il ne faudrait pas que ses geignements me fassent changer d’avis. Je mettrai la musique à fond. Je crois que c’est l’idée la plus brillante que j’aie eue par rapport à tout ça. Le baladeur aura deux fonctions : m’empêcher de la repêcher si ses cris me font trop pitié (après tout, les fermiers arrêtent-ils d’égorger le cochon sous prétexte qu’il couine ?), et me fournir un alibi solide si quelqu’un, passant par là, entendait ses cris.
Au pire, on pourra me taxer de négligence, mais personne ne pourra se douter de la vérité.
Après tout, ça arrive tous les jours, un gosse qui se noie. Ca attriste tout le monde, mais ça reste de regrettables accidents. Maman se culpabilisera, comme les grandes personnes savent si bien le faire, et rejettera tout son amour sur moi. Nous recommencerons comme avant, avant la petite et son opération, avant qu’elle impose sa dictature à la maison. Peut-être même que papa reviendra, une fois que la sale gosse ne sera plus là pour nous rendre la vie impossible.
Mamie dira à maman qu’elle aurait mieux fait de l’écouter, depuis le temps qu’elle lui disait de faire combler ce fichu étang, et que ce n’était pas à moi, Lucie, de m’occuper toute la journée d’une petite de 3 ans. Malheureusement, moi qui adore nager, je n’aurai sans doute plus jamais le droit de me baigner, maman sera trop traumatisée par l’eau. Mais c’est un bien léger sacrifice si cela peut me rendre son regard pétillant de tendresse posé sur moi. Je serai considérée autant comme une victime que la petite, et tout le monde sera aux petits soins pour moi. Il faudra que j’évite d’aller au soleil, pour avoir la peau pâle qui sied aux grandes malheureuses. Il faudra éventuellement que je perde un peu de poids, afin de développer une aura tragique et mystérieuse. Les autres élèves du collège me laisseront tranquille, et j’aurai plein d’amies. Je serai celle-dont-la-petite-sœur-s’est-noyée.
Quand je serai certaine que la petite est bien morte, j’entrerai toute habillée dans l’étang pour prétendre avoir tout tenté pour la sauver. Je laisserai une chaussure sur la rive pour parfaire le tableau, puis je partirai en courant en direction de la maison, en hurlant. Il y a au moins un kilomètre pour rejoindre la maison, et quand j’y arriverai, mes poumons me brûleront par manque d’oxygène. Il faudra que je me retienne de rire, pour ne pas flanquer mon plan par terre. Dans la même journée, les deux sœurs qui ont mal aux poumons, c’est tout de même comique ! Quand j’annoncerai à maman ce qui s’est passé, il faudra que mon discours soit incohérent, et entrecoupé de sanglots (ça, c’est facile à faire après un kilomètre de course effrénée en plein soleil).
Personne ne mettra en doute la thèse de l’accident. Peut-être que nous déménagerons, pour oublier.
A l’enterrement, tout le monde sera en noir, et moi aussi. Maman dit toujours que le noir n’est pas fait pour les petites filles, mais elle sera bien obligée d’accepter pour cette fois. Il ne serait pas correct que j’enterre la petite en robe gaie et claire quand même ! Par contre, je ne pense pas qu’elle me laissera passer de jolis collants noirs et mettre une voilette de dentelle, comme dans les films. Pour cela, il faudrait que j’attrape trois ou quatre ans de plus. Mais pas question de supporter la petite encore autant d’années !
Un léger bruissement me fait revenir à la réalité. Cette andouille de coccinelle a trouvé le moyen de s’accrocher dans une toile d’araignée tendue entre deux buissons. Elle se débat avec désespoir, chacun de ses mouvements l’attachant un peu plus sûrement aux fils presque translucides. Un peu plus bas, une sauterelle ayant abandonné tout espoir attend la mort avec résignation. Je vois son abdomen se soulever à intervalles irréguliers, la terreur l’empêchant de respirer normalement. Je sais que les animaux doivent se nourrir, mais je déteste les voir souffrir. J’imagine la détresse des deux insectes qui se savent perdus, j’ai presque l’impression de sentir leur angoisse sourdre dans chaque vibration de la toile. La propriétaire de la toile, une épeire superbe, commence à bouger paresseusement, s’apprêtant à venir mordre ses proies, avant de les entourer de soie et de les déguster. Je lui apporterai quelques mouches demain matin, pour compenser. A l’aide d’une brindille, je décolle délicatement la coccinelle des fils gluants, puis la sauterelle. La coccinelle reste de longues minutes au bout du bâton, n’osant bouger. J’aime à penser qu’elle m’est reconnaissante de l’avoir sauvée. Une fois, j’ai arraché un moineau tout estourbi des griffes du chat du voisin. Le pauvre oiseau était palpitant de peur, une gouttelette de sang coulait le long d’une plume de l’aile, là où les crocs pointus du félin avaient percé la peau délicate. Je ne comprendrai jamais quelle cruauté peut animer les animaux pour qu’ils jouent ainsi avec leur proie pendant de longues minutes, insensibles à la souffrance de l’autre animal.
La petite aime bien jouer avec les insectes, mais elle prend bien garde de ne pas leur faire de mal, elle sait que je ne tarde pas à lui mettre une claque si elle en tue un. Elle nettoie quelques dizaines de centimètres du sentier en pente qui mène à l’étang, ses petites mains potelées écartent les feuilles, les mousses et les brindilles. Puis elle cherche des scolopendres sous les pierres qui bordent le chemin. Dès qu’elle les attrape, ils se mettent en boule pour se protéger. Elle les dépose alors à terre et les regarde rouler jusqu’en bas de la pente. Parfois, nous organisons les championnats du monde de courses de scolopendres. Qu’est-ce qu’on rigole, ces jours-là ! Les gendarmes font aussi de chouettes compagnons de jeu, avec leur mine affairée et sérieuse. Mais ce que la petite préfère, ce sont les orvets, qu’elle accroche autour de ses poignets et de ses bras, comme de précieux bracelets égyptiens. Elle les garde comme ça toute la journée, et je l’appelle « sa Majesté ». Elle en est rouge de fierté. C’est bête, les gosses ! Si elle savait, elle rigolerait moins…
L’année prochaine, on fera peut-être un voyage avec maman, pour oublier tout ça. Dans un pays exotique, avec des crocodiles. Ca ferait du bien à maman.
La coccinelle a fini par s’envoler, sans foncer dans la toile cette fois. Les ombres ont changé, signe que le soleil descend dans le ciel, et que l’heure du goûter est proche. La petite piaille à quelques mètres de moi, parce qu’une fourmi lui a grimpé sur le pied. Mon estomac gargouille, il réclame son petit pain au lait et ses quatre carrés de chocolat quotidiens. Ca m’agace, ce besoin de manger dans l’après-midi, ça fait bébé. Mon estomac ne grandit pas aussi vite que ma tête, on dirait. Il a du mal à comprendre que je suis une grande, et qu’une grande n’a pas besoin de son goûter. Je soupire, fataliste. Ca viendra bien. Un jour, je picorerai mon déjeuner, une carotte et deux radis, comme maman. Et je ne mangerai plus rien jusqu’à l’heure de l’apéritif, où je m’autoriserai à grignoter une ou deux cacahuètes. Mais pour l’heure, la petite tire sur la manche de mon t-shirt sale :
« Ma Lucie chérie, j’ai faim, on va goûter ? »
Je m’autorise un sourire condescendant.
« C’est bon, la petite, j’arrive »
Elle se tient à l’endroit exact d’où je projette de la jeter dans l’eau. J’ai une dernière vision de son corps frappant l’eau opaque, pareille à une tempête venant affoler toute les vies minuscules qui peuplent l’étang. Elle écrasera sans doute quelques bestioles au passage, mais c’est un sacrifice qu’il faudra bien faire.
Je me lève, je frotte mon short pour essayer de détacher les feuilles humides qui y sont collées. J’ai faim, j’ai pris un coup de soleil dans la nuque qui commence à me picoter.
Demain, je mettrai mon plan à exécution. Il me reste encore du temps, rien ne presse.
Demain. J’ai tout prévu.
Je prends la petite par la main, et nous partons en courant et en criant vers la maison.