La pendule qui trône orgueilleusement sur un guéridon dans le couloir de la chambre aurait pu sonner les cinq coups de l’heure, et déranger sa femme dans son sommeil, lui rendant juste ce qu’il faut de conscience pour qu’elle le sente se glisser hors du lit quatre minutes plus tard, et le retienne près d’elle.
Mais il s’agit d’une pendule faussement ancienne, au cadre de bois faussement patiné, et dont le cadran imite parfaitement le marbre mais n’est en réalité que du vulgaire plastique. Ses entrailles n’abritent pas ce savant assemblage d’engrenages amoureusement constitué qui faisait la fierté des horlogers d’antan, mais des composants électroniques. Elle donne l’heure, certes, mais en silence, comme sur la pointe des aiguilles, pour ne pas déranger. Elle sait bien qu’au moindre bruit suspect, au plus petit soupçon de carillon on la débrancherait.
Alors, elle a vainement marqué cinq heures, solitaire dans la nuit, et n’a éveillé personne.
Lui guette le bon moment, les yeux grands ouverts dans l’obscurité.
Il s’est levé, s’est coulé hors de la chambre, ombre à peine perceptible parmi les autres ombres familières.
Il est passé devant la chambre de l’enfant, qui aurait pu geindre dans son sommeil, dérangée par les visions douloureuses d’un souvenir de sa journée d’école, visions transformées en cauchemars. Elle aurait pu se disputer avec sa meilleure copine la veille, une histoire simple de corde à sauter ou de colifichet prêté et non rendu. Ces histoires d’enfants qui paraissent dérisoires aux adultes, qu’ils ne prennent pas au sérieux, confits dans leur propre suffisance. Mais qui sont pourtant capitales pour les petits, qui hantent leurs nuits et les font pleurer soudain, ne pouvant être rendormis que dans les bras aimants et rassurants de leurs parents.
Mais la journée a été calme, et même joyeuse. La maîtresse a rendu les dictées, et la petite a eu un 20/20. Sa copine lui a fait un dessin, une licorne qui salue un dauphin, vision impossible et irréaliste, qui fait se moquer les grands, mais qui en dit si long sur ces mondes merveilleux où s’abreuvent les imaginations enfantines. Son sommeil est paisible et sa respiration régulière.
Il est passé, a continué jusqu’à l’escalier, qu’il a descendu à pas feutrés.
A table, la veille, il a eu un geste maladroit et a renversé une partie de la sauce tomate accompagnant les pâtes du dîner. La sauce aurait pu éclabousser son costume propre, le seul qui lui restait. Les deux autres sont au pressing, et sa femme n’a pas eu le temps de passer les prendre. Il n’aurait alors rien eu à se mettre. Il est tellement habitué à porter le costume tous les jours qu’il ne sait plus comment s’habiller autrement. Il se sent bizarre en jean ou en pantalon de sport, comme s’il était déguisé.
Si son costume avait été taché, il n’aurait pas pu le remettre, et ne pas s’en aller en costume lui aurait paru inconcevable.
Mais la sauce a sauté sur la robe de sa fille, qui a pleuré un peu de voir sa jolie tenue claire ruinée par la tomate. Elle a souillé la nappe aussi, et les jolies serviettes de lin offertes par sa belle-mère. Même sa chemise a reçu quelques gouttes. Le costume n’a rien eu, pas la plus petite moucheture.
Alors il l’a enfilé dans la pénombre du salon. Les réverbères de la rue font des dessins sur le sol à travers les lamelles des volets, et il a distingué le chat, assoupi à sa place habituelle sur le canapé.
L’animal aurait pu ouvrir les yeux et venir câliner son maître, assis sur une chaise pour lacer ses chaussures. Il aurait pu par ses ronronnements lui rappeler tout ce qu’il allait perdre en passant la porte de la maison. La douceur de son foyer, l’amour presque palpable, la vie ordinaire mais précieuse qu’il mène.
Mais le chat rêve lui aussi, de quelque mulot ou quelque lézard dans le jardin par une belle après-midi d’été. Ses pattes s’agitent et son museau frémit, tandis que ses paupières restent obstinément baissées.
Il ouvre la porte de la cuisine, celle qui donne directement dans le jardin, et s’apprête à sortir. C’est alors qu’il voit le sac poubelle, plein et fermé, posé contre le mur.
Un sourire lui échappe. Sa femme a encore oublié de le sortir.
La chienne aurait pu le déchiqueter et en mettre partout dans la cuisine, comme cela lui est déjà arrivé par le passé. Surtout que les os des côtelettes sont probablement dedans, et doivent dégager un fumet irrésistible pour les narines animales, un fumet que le plastique d’un sac ne suffit pas à masquer. Comment la chienne a bien pu résister à cette invitation à la bêtise ? Cela signifie sans doute que les sanctions de ses précédentes bêtises ont fini par servir.
Il n’aurait pas pu partir en laissant le contenu d’un sac poubelle éparpillé sur le carrelage. Cela aurait été vaguement indécent d’exiger implicitement de sa femme qu’elle doive gérer un événement aussi énorme que le départ de son mari tout en ramassant des couvercles de pots de yaourts et des pelures de carottes dans toute la cuisine.
Mais le sac est intact, il s’en saisit et sort en refermant la porte doucement.
En déposant le sac dans la poubelle sur le trottoir, son regard accroche la pancarte de la rue. Rue de la Liberté, synonyme du cocon familial, un sursaut dans son cœur à chaque fois qu’il voit la pancarte à l’autre bout de la rue quand il rentre le soir. Quand il voit cette pancarte, il sait qu’il n’est pas loin, quelques centaines de mètres avant de retrouver les blondeurs des deux amours de sa vie.
La pancarte aurait pu rester plus longtemps sous le rayon de la pleine lune, l’exhortant à rester, ancrant plus profondément encore dans sa mémoire la sensation de bien-être et des souvenirs de cette rue.
Mais un nuage cache soudain la lune, et il se dirige vers sa voiture.
Il l’a garée plus loin la veille, exprès, comme tous les soirs depuis maintenant dix jours, espérant que la nuit qui suivrait lui donnerait enfin le courage de la fuite.
Il voit cette fuite à la fois comme un projet flou et une réalité inéluctable. Tout est prêt dans la voiture, mais rien n’est encore vraiment tangible.
Elle est garée devant la voiture de M. Collet, un retraité adorable, qui ne cesse de l’exhorter à l’appeler François. Il n’a jamais pu s’y résoudre, il aurait l’impression de lui manquer de respect. La petite, elle, l’appelle papy François, et le vieux adore ça.
Il scrute prudemment les fenêtres de la maison, analysant la pénombre, il sait que M. Collet est insomniaque.
Il pourrait être debout, comme souvent, et observer les étoiles, debout derrière une fenêtre, à peine visible dans les ténèbres. Il aurait pu alors le faire sursauter en jaillissant soudain dans l’encadrement et lui demander ce qu’il faisait là au milieu de la nuit. Il aurait sûrement tout de suite compris que quelque chose n’allait pas, et l’aurait fait entrer, l’aurait fait parler en savourant une tasse de café ou de thé.
Il l’aurait fait flancher, c’est certain.
Mais M. Collet a reçu ses enfants et ses petits-enfants à dîner, et tant d’agitation, de bruits, de rires ont eu raison de lui. Il ronfle bienheureusement depuis vingt-trois heures, un sommeil lourd accentué par l’effet apaisant du vin.
Il est presque cinq heures et demie, et dans les arbres les oiseaux commencent à s’agiter, à s’ébrouer. Une nouvelle journée de printemps va bientôt commencer, l’horizon n’est plus aussi sombre. Cette journée aurait pu être aussi ensoleillée que celle qui la précède, une journée qui donne envie de fredonner. Les oiseaux se seraient alors joyeusement extirpés de leurs nids et auraient commencé à gazouiller, un ode à la vie, à la nature, à l’amour. Et il se serait peut-être rappelé de la joie de sa fille quand une mésange ou un moineau viennent picorer les miettes directement sur la table quand ils mangent dehors. Il aurait évidemment changé d’avis, et serait resté, pour voir encore et encore son sourire ébréché. Il aurait compris qu’à sept ans, elle n’était pas prête à le voir partir.
Mais la météo a de ces caprices incompréhensibles qui font qu’une journée froide et pluvieuse s’annonce. De grosses gouttes commencent à s’écraser sur le pare-brise, pendant qu’il entre la clé dans la serrure de la voiture, et les oiseaux retournent à leur sommeil.
Le temps qu’il parcoure quelques kilomètres, c’est un rideau ininterrompu de pluie qui tombe, rendant tout flou autour de lui. Les rues sont désertes, la ville est devenue liquide.
Quand il s’arrête devant la porte d’un chantier, sa petite voiture jaune ressort dans le jour naissant, et paraît incongrue. Là où d’ordinaire ne stationnent que de gros camions, des pelleteuses et des bétonnières, ce petit véhicule fait tache.
La pluie tombe tellement fort qu’il reste un long moment sans bouger, bercé par le bruit hypnotique qu’elle produit sur la carrosserie.
La sixième heure s’approche, l’air de rien. Et à six heures, tous les jours, un lieutenant de gendarmerie passe devant le chantier en se rendant au travail. Un gendarme, c’est son métier de regarder et d’analyser, de traquer le détail qui ne va pas, de deviner l’anormal. Ce lieutenant saurait tout de suite que cette voiture n’est pas à sa place, à cette heure-ci, sous cette pluie. Il s’arrêterait, interrogerait, et le renverrait chez lui.
Mais le gendarme a fait des heures supplémentaires hier soir et cette nuit. Un gros accident a fait plusieurs morts à un carrefour fréquenté et il a fallu intervenir et coordonner l’action des pompiers, des ambulances, des gendarmes… Il n’est rentré qu’à minuit passé et son capitaine lui a accordé de ne se présenter qu’à dix heures ce matin.
Tous ces chemins possibles, tous ces rendez-vous ratés, les multiples trajectoires que la vie lui a offertes depuis qu’il est sorti de son lit lui hurlent dans les oreilles, lui demandent de redémarrer, de rentrer, de ne pas fuir, de rester. Toutes ces existences qu’il a frôlées sur son chemin, qui s’égosillent dans sa tête, pour le convaincre qu’il existe forcément une autre solution.
Le claquement de la portière qui se referme quand il sort de la voiture fait taire tous les cris, et même s’arrêter la pluie.
Il patauge un peu dans la boue en traversant le chantier et soulève le bas de son pantalon, par réflexe. Il rit. Finalement, le costume a échappé à la sauce tomate, mais il était écrit qu’il serait sali malgré tout.
La forme gigantesque de la grue se dessine parfaitement dans la grisaille de l’aube.
Il agrippe un barreau un peu rouillé, c’est froid et rugueux, mais sa détermination reste entière.
En moins d’une minute il est à mi-hauteur, un sentiment d’urgence le saisit, il accélère, et grimpe, grimpe, grimpe.
Il se moque du vent froid qui lui jette quelques gouttes résiduelles en pleine figure. Il se moque des oiseaux enfin sortis qui trillent sur les branches de tous les arbres alentour. Il se moque des jappements d’un chien dans un lotissement en contrebas. Il se moque du moteur poussif d’un camion-benne quelque part. Il se moque de l’avion qui passe loin au-dessus de lui.
Il regarde le soleil qui pointe timidement, un soleil pâle, presque translucide, qu’on pourrait presque confondre avec la lune encore présente.
Il s’avance tout au bout de la flèche de la grue, funambule inquiétant en souliers vernis.
Rue de la liberté, un réveil sonne, des yeux s’ouvrent, et le froid d’une partie du lit sera désormais là pour tous les matins à venir.