En ce 25 décembre 2015, je vous offre, comme l’année dernière, un conte de Noël, à savourer tranquillement. Actualité traumatisante de cette fin d’année oblige, vous le trouverez peut-être plus dur que Christmas Pudding en 2014.

Joyeux Noël tout de même !

La petite fille qui ne souriait plus

Amanda était une petite fille tout ce qu’il y a de plus normale. Elle habitait avec son papa, sa maman et son chat, dans un appartement d’un quartier calme de Paris. Un appartement trop petit, selon maman, et trop froid, selon papa. Pour Amanda, l’appartement était juste parfait. Elle avait une chambre pour elle toute seule, avec une niche sous la fenêtre, où elle se pelotonnait le soir, pour regarder les rares étoiles visibles dans le ciel parisien. Son école était à deux minutes à pied, et les bonnes odeurs de la boulangerie du rez-de-chaussée chatouillaient ses narines quand elle passait devant.

Amanda aimait jouer à la poupée, regarder des dessins animés à la télévision, et sauter à pieds joints dans les flaques. Elle aimait également dessiner, regarder des livres qu’elle empruntait à la médiathèque et essayer de déchiffrer les mots écrits. Depuis le mois de septembre, elle était au CP, à l’école des grands, et découvrait avec ravissement les joies de lire toute seule.

Mais la véritable passion d’Amanda, ce qu’elle aimait par-dessus tout au monde, c’était Noël.

Depuis toute petite, elle vouait une adoration sans bornes au Père Noël et à tout ce qui tournait autour de la magie de Noël. Au début, cela faisait sourire les adultes, ils entraient volontiers dans le jeu, lui racontaient des histoires de Noël, en rajoutaient sur les légendes et les anecdotes, savouraient son air ravi. Mais, plus elle grandissait, et plus les grands la considéraient d’un air perplexe, la bouche crispée sur un rictus incrédule, quand Amanda déclarait le plus sérieusement du monde :

« Quand je serai grande, je travaillerai dans l’usine de jouets du Père Noël, au Pôle Nord. »

On lui rétorquait gentiment :

« Mais, Amanda, le Père Noël n’emploie pas de personnes ! Il embauche uniquement des lutins et des rennes. »

Entêtée, Amanda insistait.

« Je le ferai changer d’avis. »

Chaque année, la petite réclamait un peu plus tôt que ses parents installent les décorations électriques sur le balcon et les fenêtres. Maman râlait que si on l’écoutait, on finirait par les brancher en plein été. Papa riait, et finissait toujours par céder devant l’air implorant de sa fille.

C’était important pour Amanda. Le clignotement au rythme immuable la rassurait, chassait au loin les cauchemars et les monstres de la nuit. Elle était persuadée que les guirlandes et les personnages lumineux protégeaient son sommeil, mandatés par le Père Noël lui-même. Elle dormait toujours plus paisiblement quand les décorations étaient en place. Elle en était venue à considérer le vieil homme en rouge comme un allié, un ange gardien bienveillant.

Cette année-là, Amanda avait tellement insisté que, de guerre lasse, ses parents avaient posé l’attirail de rennes, de bonshommes de neige et de guirlandes dès le début du mois de novembre. Satisfaite, Amanda restait des heures à les contempler, en réfléchissant au meilleur moyen d’annoncer au Père Noël son intention de travailler pour lui.

Un vendredi matin, la fillette se leva le cœur en joie, pour de multiples raisons. Sa copine Valentine devait revenir à l’école, après plusieurs jours d’absence. Valentine était fragile, elle attrapait toujours des maladies, depuis la maternelle. Quand elle ne venait pas en classe, elle lui manquait, et Amanda regardait la place vide à côté d’elle avec tristesse. Mais la maman de Valentine avait téléphoné, sa copine s’était débarrassée de sa mauvaise grippe et reprenait l’école.

Amanda était pressée de la revoir, et de lui raconter que papy et mamy arrivaient le soir de Normandie, pour passer le week-end avec eux. Amanda ne les voyait pas souvent, car maman travaillait dans un magasin de vêtements, du mardi au samedi. Papa, lui, travaillait du lundi au vendredi, ils n’avaient que le dimanche en commun. Papy et mamy habitaient trop loin pour y aller juste une journée. Alors, plusieurs fois par an, ils venaient leur rendre visite à Paris, et Amanda passait quelques jours chez eux pendant les vacances d’été.

Valentine allait être tout excitée quand elle apprendrait que papy et mamy l’emmenaient à Disneyland dimanche !

Il faisait bon dehors, Amanda enfila ses ballerines et partit en sautillant vers l’école, ignorant maman qui traînait derrière. De sa démarche insouciante d’enfant, un grand sourire sur les lèvres, elle parcourut les quelques centaines de mètres qui la séparaient du portail de l’école. Les passants pressés s’écartaient avec indulgence, les couettes blondes qui dansaient au vent les sortaient de leur indifférence. Ils se retournaient pour profiter une ou deux secondes de plus du spectacle de l’enfant gaie.

Un baiser rapide sur la joue de maman, un signe de la main, et Amanda franchit le seuil de l’école. Valentine l’attendait déjà, elle se précipita vers elle, fouilla dans la poche de son petit manteau rose et en sortit une photo un peu froissée. À sa demande, maman avait photographié la veille le balcon étincelant et avait imprimé le cliché. Valentine poussa les exclamations de circonstance, mais Amanda voyait bien que le cœur n’y était pas.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Valentine ? Tu ne les trouves pas jolies ? »

Gênée, sa copine fuyait son regard, tenta même de changer de sujet de conversation. Mais Amanda sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Elle insista. Hélas, la cloche retentit, et elles durent aller se ranger devant la porte de la classe. Il fallut patienter jusqu’à la récréation pour lui tirer les vers du nez. Amanda trépignait intérieurement d’impatience, incapable de se concentrer sur la leçon du jour.

Enfin, la sonnerie libératrice tinta, et Amanda put interroger son amie.

« Je ne sais pas trop si je dois te le dire. Je suis sûre que tu vas pas être contente. Pas contente du tout.

– Si, allez, dis-moi ! Je veux savoir ! On a juré qu’on se disait tout. Pas de secrets, copines pour toujours.

– Pendant que j’étais malade, c’est ma tata qui m’a gardée, parce que maman ne pouvait pas. Ma cousine était malade aussi, alors on était toutes les deux. C’est une grande, elle a dix ans. Elle m’a dit un secret terrible.

– Quoi ?

– Tu es sûre que tu veux que je te le dise ? Vraiment vraiment sûre ? C’est un secret super horrible !

– Dis-le, Valentine ! J’en peux plus d’attendre !

– Le Père Noël n’existe pas. Les rennes, les lutins, le Pôle Nord, tout ça, c’est des bêtises. »

Stupéfaite, Amanda resta un long moment sans rien dire. Valentine dansait d’un pied sur l’autre, indécise, étudiant le visage de l’autre fillette. Celle-ci finit par murmurer pensivement :

« Oh. »

Rien de plus.

Quand la fin de la journée arriva, mamy l’attendait à la sortie de l’école. Amanda l’embrassa, lui raconta sa journée, mais omit de lui parler de l’abominable révélation. Elles rentrèrent à la maison, où elles retrouvèrent papy. Amanda s’installa dans la cuisine pour goûter, picora une tranche de brioche fraîche, avant d’aller dans sa chambre pour faire ses devoirs. Quand les devoirs furent terminés, elle rejoignit ses grands-parents dans le salon.

« Tout va bien, ma chérie ?

– Oui, mamy. Pourquoi tu me demandes ça ?

– Je te trouve bien silencieuse, presque triste. Tu n’as pas souri une seule fois. Quelque chose te tracasse ? »

Amanda hésita à tout révéler, mais préféra se taire. Elle avait besoin de réfléchir à toute cette histoire, besoin de laisser le temps à son esprit de s’habituer.

« Tout va bien, je t’assure. »

Le dîner et la soirée passèrent dans un silence inhabituel. Papa et maman étaient absents, ils profitaient de la présence de papy et mamy pour aller au restaurant en amoureux. Amanda alla se coucher sans protester quand papy le lui dit.

Dans sa chambre, le reflet des décorations l’irrita soudain, et elle se tourna vers le mur, les paupières serrées, pour ne plus voir les lumières mensongères. Une grande tristesse l’envahit, et une larme s’échappa entre ses cils au moment où elle s’endormit. Cette tristesse traversa la nuit avec elle, et, quand mamy la secoua doucement, Amanda trouva logique que le visage de sa grand-mère soit baigné de larmes.

« Réveille-toi, ma toute douce, réveille-toi.

– Oh, mamy, tu pleures ? Toi aussi tu as appris que le Père Noël n’existait pas ? »

Sa grand-mère sursauta, se tourna vers papy, dont la silhouette massive remplissait la porte. Mamy laissa échapper un long gémissement.

« Je ne vais pas y arriver, Jean, aide-moi. »

Papy s’approcha du lit d’Amanda, s’assit, les épaules affaissées comme sous un poids formidable.

« Ma chérie, nous avons une très mauvaise nouvelle pour toi.

– Je sais tout, Valentine m’a raconté. Pourquoi tout le monde a menti ? Qu’est-ce que je vais faire comme travail plus tard ? Et la petite souris, elle existe, elle ? »

Papy soupira.

« Ce que nous avons à te dire n’a rien à voir avec le Père Noël, ma princesse. Hier soir, de méchantes personnes sont venues dans les rues de Paris, et ont tué beaucoup de gens. Vraiment beaucoup. Comme il faisait doux, des tas de gens étaient dehors, aux terrasses des cafés et des restaurants. Les méchants ont sorti des mitraillettes et ils ont tiré.

– Pourquoi ?

– On ne sait pas trop. Ils pensent que leur vie sera mieux, mais ils ont tort.

– Ils avaient des enfants ces gens qui sont morts ? C’est très très triste !

– Oui, certains avaient des enfants. En fait, ton papa et ta maman font partie des personnes qui sont mortes hier soir. Ils ne reviendront plus jamais à la maison. Est-ce que tu comprends, Amanda ? »

Amanda hocha la tête.

« Il faut débrancher les décorations, et les ranger. Elles ne servent à rien, puisque le Père Noël n’existe pas. »

Ses grands-parents échangèrent un regard inquiet, et mamy chuchota :

« Laissons-lui le temps de bien réaliser, la pauvre petite. »

Amanda ne retourna pas à l’école, ne revit pas Valentine. Papy et mamy emballèrent toutes ses affaires dans des valises et des cartons, qu’un gros camion blanc emporta un matin. Il pleuvait, et Amanda n’avait pas envie de sortir. Mais papy la poussa dans l’ascenseur, puis dans la voiture. Jusqu’en Normandie, la pluie les suivit, impitoyable.

Amanda s’installa dans la maison de papy et mamy. Le matin, mamy la conduisait à l’école du village, où Amanda passait ses journées, sans parler, sans sourire, les yeux dans le vague. Les autres enfants n’osaient pas s’approcher de cette nouvelle entourée d’une aura tragique. Ils entendaient leurs parents en causer à voix basse, avec des accents apitoyés, catastrophés. Les premiers jours, ils essayèrent de communiquer avec elle, timidement.

Décembre arriva, et avec lui les décorations dans la rue, les catalogues de jouets dans les boîtes aux lettres. L’excitation fit oublier aux enfants la petite fille perdue dans ses pensées. Les récréations bruissaient de conversations fébriles, où on discutait de lettres au Père Noël et de jouets ardemment désirés. Amanda regardait, écoutait, mais se taisait. Ses lèvres étaient figées en un pli amer. Sa peau livide lui donnait des allures de fantôme, elle se déplaçait sans bruit, semblait s’excuser d’exister et rasait les murs.

Plus l’enfant s’enfonçait dans le mutisme et le chagrin, et plus les adultes la remarquaient. Tout le village savait qui elle était, ce qui lui était arrivé, tous les cœurs du village saignaient pour la petite fille qui ne souriait plus. Oubliées les rancœurs entre voisins, oubliés les différends politiques à la mairie, oubliées les vendettas centenaires entre familles. Tous ne pensaient plus qu’à une chose : faire quelque chose pour l’enfant en manteau rose, lui apporter un bonheur simple.

Le maire convoqua les grands-parents d’Amanda à une session extraordinaire du conseil municipal, et exposa son plan. Son idée fut adoptée à l’unanimité, et, dès le lendemain, le village s’activa à la mettre à exécution. Il ne restait plus que trois jours avant les vacances scolaires, il fallait se hâter.

Le père Louis, d’ordinaire bougon et acariâtre, fournit de bonne grâce la plus placide de ses percheronnes. Dans le plus grand secret, les enfants de l’école se réunirent après l’école dans la cour de la salle des fêtes, et s’appliquèrent à peindre la jument de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, avec une peinture spéciale corps. Les retraités du club du troisième âge confectionnèrent une corne en papier mâché, recouverte de paillettes. Les commerçants se cotisèrent pour louer une calèche, que l’amicale des boulistes recouvrit de tissus multicolores achetés à la ville. Avec la complicité de l’une des deux institutrices, Amanda fut maintenue à l’intérieur sous divers prétextes le dernier jour d’école. L’autre maîtresse supervisa l’écriture d’un texte par les CM2, et le docteur se porta volontaire pour faire répéter la récitante, la petite Valentine, que ses parents avaient gracieusement accepté d’envoyer jusqu’en Normandie pour l’occasion.

La cloche sonna, annonça la fin de la journée, de la semaine, et le début des vacances de Noël. Comme à l’accoutumée, Amanda enfila lentement son manteau rose, et se dirigea vers la sortie, le nez vers le sol. Elle regardait ses pieds avancer, enfermée dans sa cage de souffrance. Elle ne prit pas garde au silence autour d’elle. Tous les autres élèves s’étaient précipités dehors, sans doute pressés de rentrer chez eux, dans la chaleur douce de l’étreinte de leur maman.

Mamy faisait de son mieux, mais jamais elle ne pourrait remplacer maman. Son rire lui manquait, sa façon de raccrocher derrière son oreille une mèche folle, la façon dont son nez se plissait quand elle avait envie de sourire, mais qu’elle se retenait. L’esprit d’Amanda cherchait à retenir le souvenir de papa concentré sur un livre, ou pestant contre un jeu vidéo où il perdait encore et encore. Mais, déjà, leur image s’estompait, devenait floue. Le cœur d’Amanda menaçait d’exploser à l’idée de ne plus jamais les revoir.

Elle poussa la porte menant à la cour et à la sortie. Dès qu’elle posa un pied dehors, des haut-parleurs se mirent à diffuser de la musique de Noël. Surprise, Amanda leva la tête. Dans la cour, un spectacle incroyable l’attendait : toute la population se massait autour d’un véhicule étrange. Un cheval bariolé et brillant, attelé à une calèche tout aussi bigarrée, une corne accrochée au front. Dans la calèche, une montagne de cadeaux attirait l’œil. Des petits, des moyens, des grands cadeaux, emballés dans des papiers étincelants.

Amanda, ébahie, avança de quelques pas. Tous les enfants étaient là, ils la scrutaient avec espoir. Papy et mamy aussi, qui lui faisaient des coucous de la main. Puis, tout devint encore plus bizarre. La musique s’arrêta, et une voix d’enfant s’éleva dans l’air, la voix de Valentine.

« Il était une fois, dans une forêt reculée, une licorne très timide. Elle adorait les enfants, et voulait leur faire du bien. Chaque année, elle les comblait de cadeaux, autant qu’elle le pouvait. Mais, à cause de sa timidité, elle ne pouvait leur dire que c’était elle qui les gâtait ainsi. Si les enfants la remerciaient, elle rougirait pour toujours, et perdrait ainsi toutes ses belles couleurs. Comme elle ne voulait pas renoncer à leur offrir ce dont ils rêvaient, elle inventa une belle histoire, celle d’un vieil homme aux vêtements aussi rouges que la timidité, qui offrait des jouets aux enfants du monde entier. Ainsi, la licorne généreuse put continuer pendant des siècles ses bonnes actions, sans dire adieu à sa beauté. Un jour, elle entendit parler d’une petite fille très malheureuse, et décida de braver sa timidité pour lui faire une surprise. Joyeux Noël, Amanda ! »

Valentine rendit le micro au maire, et vint prendre son amie par la main, pour la mener gentiment vers le cheval. Effrayée par un gamin qui tapait du pied trop près d’elle, la jument secoua fortement la tête, et la corne se détacha, s’envola, et atterrit aux pieds d’Amanda. La fillette se pencha, ramassa la corne, ses joues laissant couler des torrents de larmes silencieuses. Valentine la poussa vers la calèche, et l’incita à monter. Sur le siège, un cadeau était emballé de papier transparent, il contenait un cadre. Un agrandissement d’une photo de papa, maman et Amanda, prise l’été précédent. Amanda le serra contre son cœur, et, avec hésitation, comme si elle avait oublié comment on fait, esquissa un sourire.

Des hourras bruyants éclatèrent dans la foule, les applaudissements assourdissants de tout un village soulagé, et le sourire s’élargit, s’élargit, s’élargit…

 

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