Comme chaque année, je vous offre un conte pour Noël.
Bonne lecture !
Mrs Taylor et la licorne
— File chez Mrs Taylor, grondait maman de temps à autre. Les yeux fous, les mains crispées sur son tablier, elle me désignait la porte du menton, et je n’avais d’autre choix que d’obtempérer. Je sortais en boudant, sans même lacer correctement mes souliers. Un demi-mile séparait notre bicoque de la splendide maison de Mrs Taylor. Un demi-mile, c’était énorme pour mes petites jambes d’enfant. Je devais avoir quatre ou cinq ans la première fois que j’ai dû m’y rendre seule. Je connaissais le chemin par cœur, je l’avais emprunté si souvent, confortablement calée dans les bras de maman. Je regardais le paysage, sans me douter que mon poids combiné à la chaleur devait représenter une torture pour ma mère.
Sur la dernière portion, la route montait en pente douce jusqu’à la maison, qui culminait fièrement au sommet d’une colline. Mrs Taylor dominait notre petite ville, à bien des niveaux, et sa demeure en était un exemple flagrant. Je crois bien que notre baraque tout entière aurait pu rentrer dans sa cuisine, sans parler des autres pièces. Quand enfin je parvenais à destination, essoufflée, les muscles des cuisses tremblant de fatigue, je ne manquais jamais de me sentir écrasée par la magnificence du lieu.
Entourée d’arbres centenaires, l’ancienne demeure de maître de plantation offrait aux regards une débauche de colonnades de marbre sur tout le tour, soutenant un avant-toit ouvragé. De ce fait, quelle que soit l’heure de la journée, il était possible de profiter de l’ombre salutaire et de se prélasser dans une chaise longue en sirotant une limonade. Du moins, c’est ainsi que je l’imaginais, car jamais je n’ai vu Mrs Taylor faire preuve d’une telle oisiveté. Un balcon de fer forgé ceignait le premier étage, là où se trouvaient les salles de réception et de bal, des pièces gigantesques au parquet précieux. Les volets étaient tirés en permanence, laissant les lieux dans une pénombre fraîche même au plus fort de l’été.
Mais ce qui m’impressionnait le plus, c’était la gloriette dressée orgueilleusement sur le toit, munie elle aussi de son balcon circulaire et de son auvent. Elle évoquait pour moi les princesses des contes de fées. Je rêvais de posséder plus tard une maison similaire, que je transformais tour à tour en geôle d’où un beau prince viendrait me délivrer ou en château enchanté. Mon regard ne quittait pas la grande chambre, tandis que je luttais pour retrouver mon souffle. Jusqu’à ce que la voix sèche de Mrs Taylor m’arrache à ma contemplation.
— Mary Jane Thompson ! Tu comptes rester ainsi jusqu’à la fin de tes jours ? L’oisiveté est mère de tous les vices, ma fille. Tu ne l’ignores pas, tout de même ?
De mauvaise grâce, je la suivais et me livrais au rituel obligatoire : laver mes mains et mon visage de la poussière du trajet, après avoir vigoureusement essuyé mes semelles sur le tapis.
— Nous ne voudrions pas que vous introduisiez de la crasse dans ma demeure, n’est-ce pas, Mary Jane ?
Je n’accédais jamais à la bâtisse par la porte principale, mais par celle de service située près de la cuisine. J’en éprouvais une humiliation intense, me sentant reléguée à l’arrière-plan, alors que Mrs Taylor elle-même n’empruntait jamais la grande entrée.
Parfois, maman m’envoyait à Woodburg Mansion au beau milieu de la nuit, arguant que Mrs Taylor avait appelé, qu’elle avait besoin de moi. Je courais à en perdre haleine, terrifiée par les ombres nocturnes. Je tambourinais comme une folle sur la lourde porte de chêne épais, trop petite pour atteindre le heurtoir. Mrs Taylor ouvrait, les cheveux serrés impitoyablement dans des bigoudis, rapprochant les pans de sa robe de chambre. Je la tirais du lit, de toute évidence, mais elle ne commentait jamais d’autres mots que :
— Ah, Mary Jane, te voilà.
Et, comme si l’irruption d’une gosse à deux heures du matin n’avait rien d’inattendu, elle me mettait au travail. Comme si elle m’avait effectivement convoquée à cette heure indue. Je me frottais les paupières pour en chasser les derniers vestiges de sommeil, et je la suivais docilement.
Elle n’utilisait plus que deux pièces de la gigantesque bâtisse, la cuisine et une petite chambre attenante. Même la grande salle de bains de l’étage n’avait pas ses faveurs, elle lui préférait celle du rez-de-chaussée, exigüe et sombre.
— Le logement des esclaves de maison, si tu peux le croire, Mary Jane. Bien sûr, tout a été refait et modernisé depuis cette époque.
Chaque fois qu’elle évoquait le passé de la propriété, je serrais les poings. Je prenais ses réflexions pour des attaques personnelles, un rappel incessant de ma peau café au lait. Je haïssais Mrs Taylor de toute mon âme.
Le travail ne manquait pas chez elle, il faut le reconnaître. Elle traquait les grains de poussière avec un acharnement passionné, de jour comme de nuit. Les pièces dont elle n’avait pas l’utilité n’échappaient pas à son zèle. Les sols étaient balayés toutes les semaines, les draps blancs mangés aux mites qui couvraient les meubles étaient secoués chaque quinzaine et lavés tous les trimestres.
Nous trimions, oh oui, nous trimions ! Pour une gamine malingre, traîner un panier plein de draps mouillés jusqu’au fil à linge situé sur l’arrière relevait de l’exploit. Je le tirais, je le poussais, et Mrs Taylor finissait toujours par me l’arracher des mains.
— Donne, Mary Jane, sinon jamais ces draps ne sècheront. Tu seras encore à mi-chemin au coucher du soleil.
J’avais beau faire, rien n’allait jamais.
Si je lavais la vaisselle avec application, elle me chassait.
— Assieds-toi, Mary Jane, et observe. Ces assiettes sont irremplaçables, il faut en prendre grand soin.
Et elle finissait de tout frotter.
Si je lessivais les parquets à la brosse, penchée, langue pendue de concentration, elle m’écartait pour me montrer le bon geste circulaire. De mon point de vue, ce n’était pas très distingué pour une grande dame comme elle de lever le derrière en l’air, et de loucher sur les traces imaginaires qu’elle souhaitait faire disparaître.
En grandissant, j’en vins à m’interroger sur mon utilité réelle. Elle me donnait de multiples tâches à accomplir, mais ne me laissait pas le loisir de m’en acquitter. En réalité, elle trimait, et je la regardais en me gavant de bonnes choses.
Lorsque je commençai l’école, Mrs Taylor exigea que j’apporte mes livres et cahiers, et que je m’attelle à mes devoirs.
— Nous ne pourrions nous satisfaire d’une servante stupide et illettrée, Mary Jane. Cette époque est révolue.
Entre deux corvées, je devais lui réciter mes leçons, lui montrer mes additions, lui résumer ce que j’avais appris depuis mon dernier passage. Elle tapotait les erreurs d’un index verni, en sifflant des tsssst réprobateurs, jusqu’à ce que je les identifie et les corrige.
Si je peinais sur un exercice ou une notion, elle soupirait théâtralement, comme pour prendre Dieu et tous les saints à témoin de ce que je lui faisais endurer. Elle m’ordonnait de m’asseoir à la table de la cuisine et déposait devant moi une assiette où s’entassaient gaufres au sirop, tranches de bacon croustillant, épis de maïs dégoulinant de beurre et grosses pêches juteuses. Elle ajoutait un verre de lait crémeux rempli à ras bord, avant de déclarer doctement :
— L’esprit fonctionne mieux lorsque le ventre est plein. Mange et écoute, Mary Jane.
Elle se lançait alors dans des explications soignées, de sa voix guindée, ne me lâchant que quand j’avais prouvé ma complète compréhension.
J’approchais de mon dixième anniversaire quand j’eus enfin le courage de me rebeller. Un jour que la marche de retour depuis Woodburg Mansion s’était effectuée sous une pluie torrentielle, je demandai :
— Maman, pourquoi je dois toujours me rendre là-bas ? Mrs Taylor dit que je suis comme une servante. Je ne veux pas être une servante ! Et je ne gagne même pas d’argent. Ce n’est pas juste, ce n’est pas normal.
J’avais élevé la voix, je sentais la colère me monter aux joues, brûlantes d’indignation.
— Mary Jane Thompson, tu vas immédiatement changer de ton ! me rabroua ma mère. Tu vas à Woodburg parce que c’est comme ça. Mrs Taylor est déjà bien aimable de s’occuper de toi, tu ne vas pas en plus exiger un salaire. À ton âge, ce n’est pas permis de toute façon.
— Mais…
— Pas de mais qui tienne, jeune fille. Ne va pas te mettre trop d’idées de grandeur dans la tête. Dans une si petite ville, servante de Mrs Taylor, ça serait vraiment une belle opportunité. Surtout vu qui tu es.
— Comment ça, qui je suis ?
— Eh bien, tes origines, tout ça…
La voix de maman se brisa, elle se détourna brusquement et sortit de la pièce.
Je savais à quoi elle faisait référence. J’étais le fruit de l’union d’un blanc et d’une négresse, comme on disait alors. Je portais sur ma peau la preuve du scandale. Même si les blancs progressistes des environs avaient versé des larmes sincères à la mort de Martin Luther King, même si les voix noires s’élevaient de plus en plus fort pour dénoncer la ségrégation, il ne faisait pas bon être mulâtre dans le comté de Greene, Alabama en ce début des années 70.
J’avais entendu les chuchotements sur mon passage, plus d’une fois.
— Clayton Thompson doit avoir perdu la tête. Prendre une noire pour maîtresse, passe encore, mais l’épouser ?
L’iniquité de ma situation me frappait toujours plus en grandissant. Mes parents vivaient honnêtement, mariés devant Dieu et les hommes, même s’il leur avait fallu aller jusqu’à Birmingham pour trouver un pasteur disposé à célébrer cette union contre nature. Pourtant, ma camarade de classe, Sarah Lee Motley, fruit d’une relation hors mariage, dont la mère faisait les quatre cents coups – ivresse, promiscuité, impudeur – n’entendait jamais de ces murmures blessants. Elle pouvait promener ses tresses blondes dans toute la ville alors que sa mère décuvait dans la cellule du shérif, pas une voix ne s’élevait pour la critiquer.
Alors que moi… Les noirs comme les blancs crachaient sur mon passage. Moi, je devais lutter pour gagner l’estime des gens, pied à pied. Moi, j’avais une mère qui ne sortait de chez elle que contrainte et forcée, pour les courses. Moi, j’avais un père ostracisé depuis son mariage, obligé de se louer à la journée, et qui devait parfois pousser jusqu’à Mobile pour du travail. Un père à l’orgueil démesuré, qui refusait d’accéder aux suppliques de maman et déménager.
— C’est ma ville, Delilah, mes racines. Et pour toi aussi. Si nous les dérangeons, ce n’est pas à nous de partir, c’est à eux.
Belle philosophie, mais qui nous envoyait peu à peu vers la pauvreté. Papa, aigri, soignait ses bleus à l’âme à grand renfort de whisky et de colères.
Je me trouvais écartelée entre deux mondes. Je voyais à la télévision que ces deux mondes se touchaient, s’entremêlaient même, dans des endroits comme New York ou Chicago. Dans le comté de Greene, les deux mondes étaient séparés par une distance plus large que le Grand Canyon. J’avais un pied dans chacun, je me tenais en équilibre précaire au-dessus du gouffre, risquant de basculer à tout instant. Pas assez noire pour les noirs, pas assez blanche pour les blancs. Une anomalie.
Est-ce si étonnant, en dépit d’une apparence servile et calme, qu’un fleuve de lave circulât en permanence dans mes entrailles, obscurcissant mon jugement ?
Mrs Taylor ne requérait pas ma présence uniquement pour les tâches ménagères. Elle avait une marotte, que la population de la ville voyait avec une indulgence amusée. Autrefois, Woodburg couvrait une surface importante, divisée entre champs de coton et parcelles agricoles. Les revers de fortune de la famille Taylor avaient grignoté le domaine, lopin par lopin. Toutefois, ce qu’il en restait était de taille appréciable. Mrs Taylor en constellait la plus grande partie de statuettes de sa création. Elle éprouvait une passion étrange pour les nains de jardin, datant de son enfance. Comme toute belle du Sud qui se respecte, il n’avait jamais été question qu’elle exerce une quelconque activité professionnelle. Pour occuper ses journées, elle s’était jetée brusquement corps et âme dans la réalisation de nains et statues diverses.
L’ancien fumoir de son père lui tenait lieu d’atelier, le seul endroit de la maison où désordre et saleté régnaient en maîtres. Je n’étais pas autorisée à y pénétrer, je devais me contenter de lorgner depuis le seuil. Le parquet était recouvert d’une bâche épaisse, constellée de taches variées. Des sculptures à divers degrés d’achèvement jouxtaient des sacs de plâtre, des seaux de carreaux de mosaïque et des palettes de peinture desséchées. Selon la taille du sujet, Mrs Taylor optait pour le plâtre ou le papier mâché. Elle formait la silhouette puis la décorait au gré de ses humeurs.
Toute la propriété était envahie de ses œuvres, du nain grand comme un auriculaire à l’éléphant de deux fois ma taille. Elle créait un monde imaginaire, peuplé de fées, d’elfes, d’animaux étranges. Elle mixait les couleurs, osait des superpositions violentes, des mariages inattendus. Elle était capable de peindre un zèbre de la taille d’une main d’adulte en rose et vert, puis de lui attribuer un cavalier tout en nuances de bleu. Des familles entières se côtoyaient sur les pelouses, composées de membres disparates, au gré de ses illuminations.
En tant qu’enfant, j’aurais dû être ensorcelée. Tout ce que je voyais, c’était les heures mortelles à vernir les créatures, pour les protéger des intempéries. L’odeur du produit me montait à la tête, provoquant des nausées qui me coupaient l’appétit. Il fallait également concevoir et installer les socles sur lesquels reposeraient les statues. Pas question que la rosée matinale ramollisse le papier mâché. Trois fois l’an, elle se lançait – et moi aussi, par la même occasion – dans un grand changement, réorganisant les sujets, créant des saynètes drôles ou mélancoliques.
Elle avait à peine la soixantaine, mais je la considérais comme une vieille folle, trop riche pour son propre bien. Je pensais dédaigneusement que si elle avait été obligée de travailler pour se nourrir, ces inepties n’auraient pas lieu d’être. Tout me paraissait si grandiose à Woodburg que mes yeux d’enfant ne virent jamais l’usure, la moisissure, la lente décrépitude d’un domaine regrettant sa splendeur passée. Comme on est stupidement égocentrique lorsqu’on est gamin !
Le temps s’écoulait, les mois, les années, ponctués par ses ordres. Car, même revêtus de leurs plus beaux atours, ses mots ne laissaient pas place au doute : il s’agissait bien d’ordres.
— Mary Jane, pinceau ! Mary Jane, balai ! Mary Jane, tes ongles me semblent crasseux, repasse par la salle de bains !
Sa façon d’énoncer distinctement chaque syllabe de mon prénom sonnait comme une moquerie à mes oreilles, une façon de bien insister sur notre différence sociale. Je ne l’en détestais que plus.
Je grandissais, tandis que mon pays changeait. Les gens comme moi accédaient à des positions enviables, le vent tournait, un vent de liberté. Mais pas dans le comté de Greene. On ne voyait pas de raison de s’éloigner des traditions séculaires, aucun argument ne pouvait convaincre les blancs d’abandonner leur condescendance ou les noirs leur méfiance. À la maison, en revanche, les choses bougeaient, et pas dans le bon sens.
Mon père devenait de plus en plus irascible, violent même. Je m’employais à l’éviter quand il daignait rentrer. Sous prétexte de travailler, il disparaissait parfois des semaines entières. Puis il restait oisif, criant sur maman et sur le chien, durant des jours et des jours. Je finis par comprendre que Mrs Taylor avait comme par hasard besoin de moi pendant les présences de papa. Je réalisai que les marques violacées sur le corps de ma mère ne pouvaient s’expliquer par de simples maladresses. La puberté approchait, mes yeux se décillaient sur les âpres réalités de la vie.
Un jour, j’avais quatorze ans, j’étais une femme depuis quelques semaines à peine, j’eus la surprise de voir maman débarquer chez Mrs Taylor. C’était l’été, les ventilateurs de plafond brassaient un air moite en grinçant. Nous avions ouvert toutes les portes pour faire circuler un semblant de brise. Maman, avec son chapeau du dimanche, tripotait nerveusement l’ourlet de son chemisier auréolé de sueur. En la voyant, Mrs Taylor laissa choir sur ses genoux la serviette qu’elle reprisait.
— Eh bien, Delilah, qu’y a-t-il ?
— Il faut qu’on parle, Ada.
Ada ? C’était la première fois que j’entendais le prénom de Mrs Taylor, je n’étais même pas certaine jusqu’alors qu’elle en eût un. Quelque chose dans la mine chiffonnée de ma mère l’alerta, elle tourna son regard acéré vers moi.
— Allons, Mary Jane, ne sois pas aussi empotée ! Tu vois bien que ta maman meurt de soif. Cours à l’office nous préparer une bonne limonade. Et ajoute quelques biscuits, tant que tu y es.
Je faillis protester, mais me ravisai en apercevant ses lèvres pincées, ne souffrant aucune objection.
Je tirai la porte du salon derrière moi, sans la fermer complètement, et m’éloignai à grand bruit de savates. Une fois au bout du couloir, je fis glisser mes sandales hors de mes pieds et revins silencieusement jusqu’au battant.
—… plus quoi faire, disait maman. Je peux supporter ses coups, ses violences. Mais pas ma petite fille, Ada, pas ma petite fille. Si tu avais vu son regard en partant ce matin, ses yeux lubriques posés sur elle.
— Va le dire au shérif.
Ma mère émit un rire sans joie, un rire désabusé.
— Il ne se donnera pas la peine d’intervenir, et tu le sais. Nous ne sommes que des moins que rien, ces choses-là arrivent, on les met sous le tapis. Et c’est tout.
— Tu n’as pas tort. J’aurais bien une solution à te proposer…
À cet instant, le téléphone sonna, et je déguerpis vers la cuisine. L’appareil trônait sur un guéridon du couloir, et j’allais me faire surprendre si je ne m’enfuyais pas.
Ce soir-là, mon père était tout aussi ivre que d’habitude, sa mauvaise humeur tempérée par les brumes d’alcool. Maman lui expliqua la proposition inespérée de Mrs Taylor. Je n’en perdis pas une miette.
— Ada veut prendre Mary Jane à demeure, comme femme à tout faire. La gosse continuerait l’école, mais rentrerait directement à Woodburg Mansion après.
— Pourquoi je dirais oui ? protesta papa. Je ne verrais plus jamais ma gamine ! Alors que je forme de grands projets pour elle.
Il se lécha lentement les lèvres, les yeux rivés dans les miens, insondables. Je sentis une sueur glacée couler le long de ma colonne.
— Elle propose cinquante dollars par semaine, plus le gîte et le couvert. Cinquante dollars qu’elle nous remettrait à nous, évidemment. Elle a une idée spéciale de statue en tête, ça serait le temps qu’elle en vienne à bout.
— Cinquante dollars, tu dis ?
Une lueur avide remplaçait les ténèbres inquiétantes dans son regard. L’affaire était décidée.
— Si cette vieille toquée est prête à lâcher cinquante billets pour ses lubies, ce n’est pas moi qui vais m’y opposer.
Dès le lendemain, je déménageai mes maigres possessions à Woodburg, où m’attendait une chambre de belles proportions, meublée d’un lit à baldaquin qui sentait la naphtaline. Je disposais également d’une commode en bois de rose pour ranger mes vêtements et d’un petit bureau.
Le projet de Mrs Taylor consistait en l’élaboration d’une licorne géante, deux mètres au garrot, destinée à accueillir les visiteurs au portail de la propriété. Du délire. Nous nous y attelâmes sans attendre. Cette fois, j’étais partie prenante du travail, en raison de sa taille. Mrs Taylor était trop menue pour atteindre les parties hautes de l’animal, alors que moi, en pleine croissance grâce aux repas copieux et réguliers dont je bénéficiais, je pouvais y arriver. Je passais mes soirées sur la licorne, après avoir terminé mon travail scolaire, ainsi que les week-ends. Maman venait le dimanche après la messe, pour récolter ses cinquante dollars. Elle déposait un rapide baiser sur ma joue et repartait, sa bourse gonflée de billets d’un dollar.
J’avais imaginé au départ que la licorne serait bouclée en quelques semaines, ou quelques mois tout au plus. Mais deux ans après, elle n’était toujours pas achevée. Mrs Taylor trouvait sans cesse quelque chose à redire, un détail à revoir, une partie à reprendre.
— Mary Jane, mon petit, cette patte est absolument hideuse. Sors la scie, nous allons la recommencer.
Je rongeais mon frein, mon cœur débordait d’envies d’ailleurs, d’aventure. Je brûlais d’enfin débuter ma vie, loin du comté de Greene, loin de Mrs Taylor, loin de la licorne. Elle m’avait promis que lorsque la statue serait achevée, elle me donnerait une somme rondelette. Je patientais, en vain. Toujours Mrs Taylor insistait pour reprendre tel ou tel morceau.
— Cette foutue bestiole ne sera jamais terminée, grognais-je intérieurement. Quelle vieille folle !
Je voyais bien que mon salaire grevait sérieusement son maigre budget, que derrière la majesté de son logis, Mrs Taylor n’était guère mieux lotie que nous. Mais alors, pourquoi s’entêtait-elle ainsi ? À défaire chaque jour ce qu’elle avait accompli la veille ?
Pour mes quinze ans, je me jugeai suffisamment âgée et dégourdie pour prendre mon destin en main. Un fermier me prit en stop, me déposa à la gare routière de Birmingham, d’où je sautai dans un bus à destination de New York. C’était en avril 1981. Ai-je besoin de décrire l’effet d’une telle ville sur une pauvre fille d’Alabama ? Je m’empressai d’oublier le comté de Greene, ma famille et Mrs Taylor.
Un jour de décembre 2000, j’errais dans les rayons d’une grande librairie, à la recherche d’un livre à offrir à mon fils. Il neigeait à gros flocons dehors, il ne restait plus que deux jours avant Noël. J’étais diablement en retard sur mes cadeaux. Comme vous le savez peut-être, mon époux et moi avons monté une chaîne de restaurants qui marche très bien. Hélas, je n’avais pas une minute à moi à cette époque.
J’ouvrais des ouvrages au hasard, je savourais l’atmosphère calme et chaleureuse du magasin. J’en vins à feuilleter un livre sur la mythologie. Comprenez-moi bien, je n’ai jamais suivi d’études poussées, je n’ai pas beaucoup de culture. Mais j’ai toujours adoré les belles histoires. Aussi me plongeai-je avec ravissement dans les légendes des dieux et des grands hommes.
Peut-être les choses auraient-elles été différentes si j’avais eu connaissance de l’histoire de Pénélope plus tôt dans ma vie. Ce jour-là, en apprenant la ruse utilisée par la femme d’Ulysse, son acharnement à duper tout le monde en alléguant qu’elle devait terminer sa tapisserie, j’ai eu une révélation. Ce passé que j’avais laissé derrière moi comme on largue une valise trop lourde sur le bord du chemin, ce passé me revenait en pleine figure. Tout prenait un sens différent, l’univers venait de tourner sur son axe pour me présenter ma vie sous un autre angle.
La femme s’interrompit, se moucha bruyamment. Un lourd silence, presque religieux, avait envahi le plateau. La journaliste, les larmes aux yeux, l’encouragea gentiment à continuer.
— Elle n’était pas celle que vous aviez toujours cru, n’est-ce pas ?
La vieille femme hocha la tête et reprit son récit.
J’avais laissé ma simplicité d’enfant forger de la haine là où j’aurais dû éprouver amour et reconnaissance. Tout ce temps… toutes ces années, Mrs Taylor n’avait fait que tenter de me protéger. La licorne n’était qu’un prétexte pour me garder près d’elle, en sécurité. Pour me nourrir, m’éduquer, peut-être me donner la place de la descendance qu’elle n’avait jamais eue. Elle avait été mon ange gardien, et je ne l’avais pas compris. Je me revis, assise en tailleur par terre, une grosse tartine dégoulinant de confiture à la main, à regarder Mrs Taylor repriser mes chaussettes ou me coudre un chemisier dans un vieux rideau. Je crus de nouveau sentir sa paume sur mon épaule, tandis que nous admirions le coucher du soleil dans un silence amical. Toutes ses bontés que j’avais mal interprétées, aveuglée par ma colère.
J’ai payé le livre, et je suis rentrée chez moi en courant. Je n’ai même pas laissé de mot pour expliquer. J’ai pris la voiture, direction le comté de Greene, Alabama.
J’ai roulé le jour et la nuit, ne m’arrêtant que pour grappiller quelques heures de sommeil sur le bord de la route. J’ai bravé la neige, le vent, le froid. Je suis arrivée devant l’entrée de Woodburg Mansion à 18 h 03, le 24 décembre. La licorne était là, superbe. Recouverte d’une multitude de petites taches colorées, la corne triomphalement dressée vers le ciel, elle étincelait malgré l’obscurité. Elle me parlait de son espoir de me revoir un jour, de sa foi profonde envers la vie qui finissait toujours par ramener les enfants chez eux.
J’ai compris à cet instant que, oui, Woodburg c’était chez moi. Par habitude, j’ai négligé le heurtoir et je me suis dirigée vers la porte de la cuisine, sur l’arrière. J’ai soigneusement essuyé mes pieds sur le tapis avant d’entrer. Mrs Taylor était assise à la table, un livre entre les mains. Elle semblait un peu plus vieille, un peu plus ratatinée. Il faut dire qu’elle flirtait avec les quatre-vingts ans à ce moment-là. Mais son port de tête restait le même, altier, courageux.
Elle a simplement dit :
— Ah, Mary Jane, tu tombes bien, la bouilloire siffle.
Sans me préoccuper de la forte odeur de déchéance présente dans la pièce, je me suis lavé les mains et le visage pour les débarrasser de la poussière du voyage, et j’ai servi le thé.
— Tu as vu la licorne, mon petit ?
— Oui. Elle est magnifique.
— Bien.
— Elle m’attendait, je crois.
— Évidemment !
Après le thé, j’ai appelé à la maison, j’ai expliqué. Mon mari et mon fils ont compris. Le lendemain, j’ai fixé tant bien que mal la licorne sur le toit de ma voiture, et j’ai tendu la main à Mrs Taylor pour qu’elle monte. Elle s’est installée, une moue hésitante sur les lèvres.
— Mary Jane Thompson, me faire voyager le jour de la naissance de notre Seigneur, je ne sais pas si c’est très convenable.
— Il vous pardonnera, Mrs Taylor, j’en suis persuadée.
J’ai jeté un dernier regard à Woodburg Mansion, aux moulures cassées, aux fenêtres vermoulues, aux herbes folles qui engloutissaient la pelouse. Mon cœur s’est serré à l’idée que je l’avais laissée là, seule, durant presque vingt ans.
— J’enverrai un transporteur récupérer toutes vos œuvres, nous trouverons bien un moyen de les stocker.
— C’est gentil, mon petit.
Nous sommes parties. Elle n’a pas regardé en arrière, elle tenait fermement son sac à main démodé sur ses cuisses décharnées. Derrière sa voilette, je ne pouvais pas distinguer ses yeux, mais je ne doutai pas une seconde qu’ils ne contenaient aucun regret. La fin d’une époque. La belle du Sud montait chez les Yankees. À mi-chemin de New York, elle me lança :
— Tu as bien fait de venir, Mary Jane. Je crois que j’allais finir par mourir de ne pas te revoir.
— Qu’est-il advenu de Woodburg Mansion ? s’enquit la journaliste.
— Vendue. Un promoteur y a construit une de ces résidences très laides et très chères.
— À quel moment avez-vous pris conscience de la valeur des œuvres d’Ada Taylor ?
— Dès le lendemain. Vous pensez bien que nous ne sommes pas passées inaperçues dans les rues de New York avec une licorne monumentale sur le toit de la voiture. À un feu rouge, un homme m’a glissé sa carte, c’était un galeriste réputé. Le reste appartient à l’Histoire. Mrs Taylor est devenue célèbre. De l’art naïf, ils appellent ça. Je n’y connais pas grand-chose.
— Je vois sur mes fiches qu’elle a vécu jusqu’à cent ans.
— Oui, et j’ai passé chaque jour à ses côtés.
— Mais elle n’a plus jamais créé.
— Elle n’en avait plus besoin, pas vrai ? J’étais en sécurité.
— Vous êtes son exécutrice testamentaire, je crois. Vous vous occupez à temps plein de sa fondation pour les enfants maltraités depuis sa mort, il y a maintenant douze ans. Merci, Mary Jane, de votre présence dans l’émission. C’était… particulier. Dans le bon sens du terme.
Mary Jane remercia d’un sourire. Le générique de fin retentit dans le studio. Elle décrocha son micro et se leva. Tous les techniciens du plateau vinrent la saluer avec émotion, lui serrèrent la main affectueusement. Dans l’ascenseur, une musique de fond accompagna sa descente, un air de piano, doux et mélancolique. Mary Jane se recoiffa dans le miroir. Mais ce n’est pas vraiment elle qu’elle voyait. Sur son image se juxtaposait celle de Mrs Taylor, son sourire aristocratique, ses yeux inquisiteurs.
— Laisse-moi inspecter l’arrière de tes oreilles, Mary Jane. Tu ne tiens pas à faire fuir Santa Claus, n’est-ce pas ? crut-elle entendre.
Mary Jane émergea dans l’air glacé de la rue. Elle héla un taxi. Elle comptait se rendre au Rockfeller Center, où la licorne occupait une place de choix, comme chaque Noël depuis l’an 2001. Puis elle rentrerait chez elle, pour déguster une bonne tasse de thé et un biscuit.
Merveilleuse histoire, un bel esprit de Noël, et comme d’habitude avec Céline, le mot est juste et suscite une belle émotion…Merci pour ce beau conte de Noël
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