Chapitre 1

An 16 des Nouveaux Temps

 

 

Une brise légère virevolte dans la pièce, assortie d’une lumière douce qui n’agresse pas les yeux de Martin, il n’a pas besoin de chausser ses lunettes de soleil. L’été se dirige vers l’automne en toute discrétion, presque sur la pointe des pieds. Martin éprouve des sentiments ambivalents, il ne sait plus s’il doit s’en réjouir ou s’en attrister. La belle saison s’est avérée difficile, la luminosité trop importante l’a obligé à passer ses journées dans la pénombre, stores baissés sur les baies vitrées. Les rayons qui dansent sur la mer, comme autant de coups de poignard brûlants sur ses pupilles, l’empêchent de réfléchir et déclenchent d’abominables migraines lancinantes.

Avec le retour des jours plus gris, il peut de nouveau contempler la mer des heures durant, son fauteuil-lit tiré devant les baies grandes ouvertes, le cri des mouettes couvre en partie le ronronnement des machines qui le retiennent prisonnier. Le balancement hypnotique des vagues l’aide à mettre de l’ordre dans ses pensées, à faire abstraction des transformations qui s’opèrent dans son organisme et qu’il peut presque suivre en temps réel.

Hélas, l’arrivée imminente de la nouvelle saison implique également une chute graduelle des températures, la réapparition des intempéries et la fermeture des fenêtres pour de longs mois. Voilà la logique ancestrale du monde. Mais cette seule idée porte Martin au bord de la crise de panique. C’est déjà assez insupportable d’être enchaîné à ce fauteuil vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il n’ose imaginer ce qu’il ressentira à attendre le printemps dans la pièce close et uniquement aérée dix petites minutes chaque matin.

Si l’attitude férocement protectrice d’Hafida à son égard pendant l’été est un baromètre fiable de la froide saison, Martin devine qu’il aura beau tempêter et protester, jamais elle ne transigera au-delà de ces dix précieuses minutes de circulation d’air frais. Il ne peut pas la blâmer, elle a pris soin d’Adam, son père, pendant tant d’années qu’elle ne sait plus juger autrement qu’à l’aune de cette expérience. Il est si fragile ! Voilà ce qu’elle pense. Un simple rhume pourrait l’emporter, même s’il est désormais détaché de certaines des machines la plupart du temps, sans plus craindre les effets destructeurs de trop d’Espoir Bleu dans son sang.

Il ne désespère pas de lui faire un jour entendre raison, qu’elle comprenne enfin qu’il ne ressemble en rien à son père, qu’il peut devenir un Alpha différent. Cela prendra du temps, le temps qu’elle et les autres Servants constatent qu’il va bien et n’est affligé que d’une partie des maux qui ont affaibli Adam. Il le leur a répété à maintes reprises, a expliqué qu’il s’est nourri de la matière dès le ventre de sa mère, rien n’y fait. Tout le monde applique le principe de précaution, et sa vie s’est transformée en enfer.

La nuit, Martin redevient un adolescent libre, il peut aller et venir à sa guise, il explore des forêts et des villes derrière ses paupières closes. Ses rêves déploient un réalisme incroyable depuis qu’il a été branché au flux d’Espoir Bleu, il peut sentir les odeurs, les textures sous ses doigts, comme s’il se promenait vraiment dehors. Les brindilles craquent sous la semelle de ses bottes, ses oreilles happent les mille et un sons de la nature, une biche qui détale, un mulot qui couine, l’envol d’un merle qui fait frissonner le feuillage des arbres. Quand il ouvre les yeux, ses jambes continuent de s’agiter, elles croient qu’il est encore en train de fouler la terre. Mais la réalité se rappelle à son bon souvenir quand il constate qu’il n’a pas bougé et gît toujours sanglé à ce fauteuil de malheur.

Le jeune homme savait à quoi il s’engageait en prenant la place de son père. Devenir l’Alpha implique d’énormes sacrifices, et il a accepté en connaissance de cause. Il s’agissait de toute façon de la seule possibilité. Il ne pouvait pas assister à la destruction de toutes les Coupoles sans rien tenter, conscient de détenir la solution. En revanche, il n’a jamais prétendu consentir à demeurer coincé là jusqu’à la fin de ses jours ! Il existe forcément un moyen de continuer à maintenir l’équilibre précaire de la matière sans y être physiquement connecté en permanence. Il s’en persuade au plus profond de son être. Reste à trouver ce moyen.

Si seulement il disposait de plus de temps. Mais le temps s’avère une denrée rare. Il a tant à faire ! Tellement de choses à étudier, de problèmes à solutionner, de projets à élaborer, de demandes à satisfaire. Il travaille d’arrache-pied, de l’aube au crépuscule, sans interruption. Il oublie de manger, et n’accepte d’avaler un en-cas que de très mauvaise grâce, sous les menaces maternelles d’Hafida. Il a conscience d’exagérer, de solliciter son corps à outrance, comme son père avant lui. Mais rien ne lui ôtera de l’idée qu’il peut résister. Plus vite il viendra à bout des tâches les plus urgentes, et plus vite il pourra se consacrer à l’étude de l’Espoir Bleu.

Parfois, ses mains tremblent, ses paupières tentent de se fermer malgré lui, sa voix chevrote. Il fait semblant d’entrer dans des colères mémorables pour dissimuler son épuisement. Les Servants n’y voient que du feu, ils baissent la tête en soumission et se retirent, le laissent enfin tranquille. Martin n’est pas fier d’un tel comportement, mais c’est le seul à sa disposition pour se débarrasser d’eux. Dans ces moments-là, tout le monde reste prudemment en dehors de la pièce, y compris Camille. Surtout Camille.

La seule capable de voir clair dans son jeu, elle le connaît assez pour discerner la fatigue derrière les mots cinglants. Quand il prétend ne vouloir voir personne, elle le transperce de son regard inquisiteur, et Martin sait qu’elle n’est pas dupe. Jusqu’à présent, elle n’a rien dit, mais le jour viendra où elle s’ouvrira de ses craintes à Hafida. Et là, c’est certain, il pourra toujours hurler, les Servants l’obligeront à se reposer. Il leur suffira de lui injecter un quelconque somnifère, et Martin dormira, alors qu’il restera tant à accomplir.

Une paume fraîche se pose sur sa joue, et Martin sursaute. Il ne réalise qu’à cet instant qu’il s’était assoupi, au lieu de travailler. Il n’a pas besoin de lever les yeux pour savoir que la main appartient à Camille. Même après mille ans sans la voir, il reconnaîtrait son contact, inimitable. Un effleurement à la fois léger et insistant, qui transmet en silence sa sollicitude et son amour, dans un nuage de parfum de savon à l’eau de rose. Depuis qu’ils sont arrivés à la Coupole Alpha, la peau de ses paumes s’est adoucie, a perdu sa couche de corne due aux travaux extérieurs. Les plaies et croûtes de leur voyage ont guéri et ses doigts se font caresse.

Les citoyens de l’Alpha ont énergiquement refusé qu’elle devienne Agricole, ainsi qu’elle le proposait. Comme elle manquait des compétences nécessaires pour les autres catégories, elle occupe une place à part, avec la bénédiction de tous. Elle se charge de recueillir les idées et les ordres de Martin, puis les met à exécution, après concertation avec les personnes concernées. Elle est à la fois son contact avec l’extérieur, son bras droit, son assistante. Elle endosse tous les rôles qu’il lui demande d’endosser, tout en gardant l’attitude de celui qu’elle préfère : sa promise.

— Comment te sens-tu aujourd’hui ?

— Parfaitement bien, ment Martin.

— Tu es sûr ? Je te trouve les traits tirés.

— C’est une illusion créée par l’Espoir Bleu, rien de plus.

Cet aspect de sa servitude reste celui auquel il a le plus de mal à s’habituer. Il est devenu du même bleu que la matière qui le traverse, et le changement semble définitif. Pour s’en assurer, Martin a tailladé la peau de sa cuisse sur deux centimètres de longueur quelques semaines après s’être branché. Il a enfoncé la lame du poignard aussi profondément qu’il l’a osé. La peau, la chair, tout s’est révélé bleu, dans des teintes allant du plus clair au plus foncé.

— Tu as vu Adam ?

Camille sourit.

— Oui, il a réussi à se lever seul tout à l’heure, et à esquisser trois petits pas sans aide. Bien sûr, ensuite, il a fallu qu’un Servant le soutienne, ou il se serait écroulé. Mais il progresse de jour en jour. Bientôt, il sera en mesure de se rendre aux toilettes sans accompagnement.

Martin grogne et réprime un juron. Lui ne dispose pas de cette chance. Il doit subir l’humiliation de répondre à ses besoins naturels en présence des Servants, doit accepter d’être lavé par des gens qu’il connaît à peine. À quinze ans, se retrouver aussi impuissant qu’un nourrisson, voilà qui n’a rien de réjouissant ! Camille s’est proposée pour remplir ce rôle, elle a deviné sa répugnance pudique, mais il a refusé avec vigueur. Elle est sa fiancée, pas son infirmière !

Camille s’étonne de sa réaction inappropriée.

— Tu n’es pas content ? Quand nous sommes arrivés, il était mourant. Et regarde-le six mois après ! Je suis persuadée qu’il pourra retrouver une autonomie presque complète d’ici la fin de l’année.

— Toutes ces années sur ce fauteuil ont de lourdes répercussions sur son organisme, il ne redeviendra jamais totalement comme avant, ne te nourris pas d’illusions.

Comme chaque fois qu’il utilise un ton un peu trop sec, la réaction de Camille ne se fait pas attendre.

— Tu préférerais qu’il soit mort, peut-être ? Au lieu de te lamenter sur ce qui ne sera plus, réjouis-toi de ce qui est ! Tu as quitté notre Coupole pour trouver ton père, tu l’as trouvé. Tu craignais de ne jamais pouvoir le rencontrer, c’est chose faite. Tu as vécu plusieurs semaines dans l’angoisse de le voir partir pour toujours, il a survécu. Mieux que ça, il revit peu à peu. Tu pourrais faire preuve d’un peu de joie, non ?

— Tu as raison, Camille. Je suis désolé. Je sais que je râle en permanence, et que je donne l’impression de ne jamais être satisfait. Mais ça fait six mois que nous logeons ici, et que ma mère ignore ce qu’il est advenu de nous. Je m’en veux de la laisser ainsi dans la détresse, je m’imagine ses tourments perpétuels. Et Archibald, et les autres. Au travers de l’Espoir Bleu, je perçois leur anxiété, mais je n’arrive pas à leur faire passer de message. C’est terriblement frustrant.

— Eh bien, envoie une équipe ! Qu’ils sachent que nous avons réussi et que nous sommes en vie ! C’est ce que je ne cesse de te dire.

Martin ne trouve pas comment exprimer ce qu’il ressent. Il sait qu’il va falloir se décider à missionner des citoyens à leur Coupole, pour mettre fin aux interrogations de sa communauté. La peur qui le paralyse l’a empêché de s’y résoudre jusqu’ici. La peur d’envoyer des braves gens à la mort s’ils rencontrent des créatures. La peur d’annoncer à Éva que son mari a survécu, mais qu’il trépasse sans qu’elle l’aie revu. La peur de la réaction des parents de Nathan quand ils apprendront que leur fils n’est plus. Alors que si Adam voulait bien se dépêcher de guérir, il pourrait prendre la tête de l’expédition.

Il reste suffisamment de matière incrustée dans ses organes pour qu’il parvienne à mettre en fuite les créatures. Son arrivée triomphale sous la Coupole prouverait à Éva qu’il va bien, elle pourrait recommencer à profiter d’une vie riante. Et les parents de Nathan, ses frères et sœurs… Martin est certain que le retour d’Adam adoucirait leur peine. Ou en tout cas, il l’espère de toutes ses forces. Envoyer Adam à sa place, il le voit comme une manière de s’excuser de ne pas pouvoir rentrer lui-même, une façon de rester malgré tout un héros. Cela lui permettrait d’enfouir très profondément sa culpabilité de la mort de son meilleur ami, alors qu’il aurait pu le protéger.

— Si j’envoie du monde maintenant, il n’y a pas grand-chose de glorieux à présenter. Je préfère attendre.

— Pas grand-chose ? s’exclame violemment Camille. Tu as sauvé la Coupole, sauvé leurs vies. Que crois-tu qu’ils espèrent de plus ? Tu n’es pas un magicien, Martin, tu ne peux pas changer le monde d’un coup de baguette magique. Personne n’exige ça de toi.

Comme chaque fois que la conversation prend un tour qui le dérange, Martin détourne habilement le sujet. Il opte pour une question susceptible d’intéresser la jeune fille.

— Hafida t’a parlé des propositions des citoyens ?

— À propos de nous deux ? Oui, elle m’en a parlé.

— Et qu’en dis-tu ? Je ne sais pas trop quoi en penser, et je lui ai répondu que j’y réfléchirai.

Camille s’assied au bord du fauteuil, sa cuisse presse celle de Martin. Ce simple contact, établi accidentellement, le réconforte aussitôt.

— Je trouve que quinze ans, c’est encore bien jeunot pour se marier.

— Oh.

Martin est déçu, il s’attendait à plus d’enthousiasme. La jeune fille le sent, éclate de rire.

— Ça ne signifie pas dire que je ne désire pas t’épouser, Martin. Je veux juste que nous le fassions pour de bonnes raisons.

— Comment ça ?

— Les gens d’ici ne te demandent pas ça parce qu’ils tiennent à ton bonheur. Ils se comportent comme des enfants égoïstes, ils ne pensent qu’à eux, à leur sécurité et à celle de leurs proches. Plus vite nous nous marierons, plus vite nous donnerons aux Coupoles un héritier qui prendra ta place. Notre union signifie simplement la pérennité de leur mode de vie.

— On ne peut pas les en blâmer. Je crois bien que je demanderais la même chose si je me trouvais dans leur position.

— Bien sûr ! Et moi aussi.

Camille se love contre la poitrine de Martin, et murmure :

— Attendons encore un peu, tu veux bien ?

Martin opine. Il rêve d’obtenir enfin le droit de la dire sienne, mais sa crainte de ne pas savoir comment procéder demeure la plus forte pour l’instant. Et, de plus, jamais Éva ne lui pardonnera s’il se marie sans qu’elle assiste à la cérémonie. Voilà la réponse qu’il donnera à Hafida, qui se chargera de la répéter aux habitants : ils se marieront quand Éva aura pu les rejoindre.

Il adresse une prière silencieuse à Adam.

— Papa, remets-toi, remets-toi vite.

 

Chapitre 2

Le rêve

An 30

 

 

La petite tourne et vire sur son lit, les draps emmêlés, un pied dépasse, l’autre est coincé dans les replis du tissu. La nuit est tombée depuis longtemps, elle devrait déjà être profondément endormie. Mais rien à faire, le sommeil la fuit, obstinément. Elle a beau serrer ses paupières fermées, s’obliger à respirer lentement, son esprit refuse de lâcher prise. Autour d’elle, elle discerne les bruits discrets de la vie qui continue dans le bâtiment. Ils ne la gênent pas, elle y est accoutumée depuis sa naissance. En réalité, ils la bercent, et leur absence soudaine lui paraîtrait inquiétante, menaçante même.

L’ancien laboratoire de son grand-père reste le centre névralgique de la Coupole Alpha, il s’y passe toujours quelque chose, de jour comme de nuit. Des hommes et des femmes s’activent pour tenir l’Alpha en état, de sorte que les citoyens qui dorment sur leurs deux oreilles ne manquent jamais de rien. De tout temps, Stella s’est assoupie au son feutré de leurs semelles dans les couloirs. Loin de la faire sursauter, les portes qui s’ouvrent et se ferment la rassurent. Sa chambre est située au rez-de-chaussée, à quelques mètres à peine du grand hall lumineux de l’entrée. Les serres où sont cultivés fruits et légumes toute l’année vrombissent tranquillement de l’écho du moteur de l’arrosage automatique et des régulateurs de chaleur.

C’est un environnement familier, sécurisant. Seule sa famille vit encore ici, toutes les autres disposent désormais de leur propre maison, il y a bien assez de place. Aussi, de savoir que, malgré tout, le bâtiment ne se vide jamais, aide la fillette à glisser sereinement dans le sommeil, même les soirs où ses parents sont occupés ailleurs. Si quelque chose ne va pas, qu’elle se sent malade ou qu’un cauchemar la dérange, elle n’a qu’à crier un peu, certaine alors de voir un visage souriant passer la porte.

L’obscurité ne risque pas non plus de retarder son endormissement. Pour Stella, le noir complet reste une notion abstraite. Elle sait que cela existe, elle entend certains de ses camarades de classe en parler, mais elle n’y a jamais été confrontée. À l’instar de nombreux enfants de l’Alpha, plus nombreux chaque année, Stella engendre sa propre source de lumière. Sa peau luit gentiment dans l’obscurité, diffusant un halo bleuté sur une cinquantaine de centimètres autour d’elle. Quand elle a besoin de se lever au beau milieu de la nuit, elle n’allume jamais la moindre lampe, que ce soit pour se rendre aux toilettes ou pour se servir un verre d’eau. Son corps la guide dans les pièces, elle ne dérange personne. Ce qui épate le plus Natty, sa meilleure copine, c’est que le rayonnement n’est pas amoindri par les vêtements. Stella pourrait se promener entièrement recouverte de tissu, de la tête aux pieds, le halo se verrait quand même.

Sauf si elle décide de l’éteindre. Elle n’a encore jamais trouvé le courage de s’y hasarder. Les récits de Natty, sa terreur quand elle s’éveille d’un rêve horrible et est confrontée aux ténèbres, son contentement quand elle vient dormir avec elle et qu’elle se love contre Stella et sa lumière, tout cela lui fait craindre d’utiliser son pouvoir. Papa lui a expliqué qu’elle en a la capacité, mais que rien ne l’y oblige si elle n’en a pas envie. D’autres à l’école se montrent plus téméraires, et maîtrisent déjà parfaitement la technique. Ils s’allument et s’éteignent à volonté, pour amuser la classe.

Stella sent confusément que son père est un peu déçu qu’elle ne semble ni curieuse ni entreprenante, mais il fait des efforts pour ne pas l’extérioriser. Elle lui en est reconnaissante, rien ne pourrait plus la blesser que sa désapprobation ouverte. Ils ont mis tellement longtemps à entretenir des relations normales de père-fille. Quand elle était petite, Stella hurlait en le voyant, Hafida le lui a raconté, et maman l’a fâchée. En grandissant, Stella a réussi à maîtriser sa terreur instinctive et à lui parler. Mais le malaise a persisté jusqu’à quelques mois auparavant, où les choses ont commencé à s’arranger entre eux.

Elle en a honte, mais tant qu’il était attaché à son fauteuil, bouffi, les muscles flasques, elle n’a pas pu se sentir complètement détendue. Mais maintenant, il tient debout, il marche, il n’est plus attaché à rien, il retrouve petit à petit forme humaine. Il se redresse et, grâce à un programme intensif de sport et de gymnastique, il se rapproche de plus en plus des autres papas. Entre ses exercices et ses responsabilités, ses journées à rallonge, il ne dispose que de peu de temps libre, mais il le lui consacre presque exclusivement. Stella a beau avoir huit ans, elle savoure de l’écouter lui raconter des histoires avant de se coucher, blottie contre son torse qui se développe au fil des jours. Parfois, il se contente de lui lire d’arides traités scientifiques, mais elle s’en moque. Plus que les mots, c’est le son de sa voix qui compte.

Ce qu’il lui a dit ce soir, tout en faisant semblant de lui lire le livre qu’il tenait entre ses mains, voilà ce qui l’empêche de dormir. Maman leur tournait le dos, courbée sur le Grand Livre de la Coupole Alpha, occupée à entrer les informations importantes de la semaine écoulée. Elle ne leur prêtait guère attention, le rituel de l’histoire étant vite devenu partie intégrante de la routine quotidienne, bien que datant de six mois à peine.

Papa s’est penché et a murmuré à l’oreille de Stella :

— Demain, je t’emmène dehors, ma petite étoile.

Adoptant le même ton de conspiratrice, Stella a soufflé :

— Où dehors, papa ? Dans les champs ?

L’enfant adore s’y promener, surtout à cette époque où les blés et les maïs ont déjà atteint assez de hauteur pour dissimuler entièrement sa silhouette fluette. Elle joue à cache-cache avec Pixel, son chien, qui prétend ne pas la trouver.

— Non, pas dans les champs. Nous allons passer la limite, et sortir de l’Alpha.

Stella en est restée muette de stupeur.

Sortir ? C’est rigoureusement interdit ! Maman le lui répète tous les matins, une évidence aussi importante que « lave-toi les dents » ou « ne mange pas de baies que tu ne connais pas ». La maîtresse insiste là-dessus également, elle leur a fait apprendre par cœur les règles de base de la Coupole. De temps à autre, elle interroge un élève et lui demande de réciter, et gare à celui qui n’y arriverait pas !

 Je ne dois pas franchir la limite,

Je dois obéir aux adultes,

Dehors c’est mal, dedans c’est bien,

Ma vie c’est ici. 

Sa classe, celle des première année, a même créé une saynète en musique pour la fête de la Saint-Jean. Les parents ont assisté au spectacle, et applaudi à tout rompre, puis ont prodigué conseils et remarques sur le bien-fondé de ces règles.

Papa ne pouvait pas être sérieux ! Stella a avancé ses lèvres pâles en une moue incrédule.

— Il est temps, Stella, temps de passer à la suite. Cela fait presque quinze ans que nous nous terrons ici, sans oser aller de l’avant. Il faut que ça change. Tu dois connaître l’extérieur. Mais n’en parle pas à ta mère, elle ne comprendrait pas. Ça doit rester notre secret. D’accord ?

Stella est assez grande pour réaliser que ce qu’ils s’apprêtent à amorcer n’est pas bien, un mensonge reste un mensonge, même par omission. Mais quelle petite fille pourrait résister à l’attrait d’une expédition dans le monde inconnu qui les attend dehors ? Surtout si cela doit se produire sous la protection de ce père formidable qu’elle craint et adore à la fois.

Elle a décoché un sourire de connivence à Martin, puis chuchoté :

— Si tu veux qu’elle ne se doute de rien, commence par mettre le livre dans le bon sens.

Martin a regardé le livre, et éclaté de rire.

— Qu’est-ce qu’elle a de si drôle cette histoire ? a demandé Camille.

— Rien, rien, a répondu Martin en adressant un clin d’œil à Stella.

En se remémorant ces moments incroyables, Stella s’assoupit. Ses muscles ramollissent, sa respiration devient plus régulière. Mais un éclat de voix dans la chambre adjacente la réveille en sursaut, le cœur battant. Elle reconnaît celle de sa mère, emplie d’une colère inhabituelle, qui la rend intimidante.

— Tu t’imaginais peut-être que je ne l’apprendrais pas ? fulmine Camille.

Papa grommelle quelque chose, trop bas pour que Stella en saisisse le sens. Elle se laisse glisser en silence hors de son lit, et gagne la porte à pas légers. Elle n’est pas fermée, juste poussée, et Stella n’a aucun mal à se faufiler dans le couloir sans émettre le moindre bruit. La porte de la chambre de ses parents est entrebâillée, mais seulement éclairée d’une petite bougie sur la table de nuit de son père. Stella n’a pas besoin d’entrer pour visualiser la faible flamme, elle connaît leurs habitudes par cœur.

L’indécision la fait danser d’un pied sur l’autre. Si elle s’approche trop près, le halo de son corps la trahira à coup sûr. Mais si elle reste où elle se trouve, elle ne pourra pas entendre la suite distinctement. Alors, dans un élan de bravoure qui la surprend elle-même, elle se concentre intensément, comme papa le lui a expliqué, et force son corps à perdre ses reflets, à s’éteindre. Au début, rien ne se passe, et puis, tout à coup, elle sent quelque chose changer en elle, une drôle de sensation qui picote ses extrémités et fait se dresser tous les poils sur ses bras.

Une onde bizarre la traverse, et elle se retrouve plongée dans l’obscurité du couloir. Elle est tellement surprise d’avoir réussi qu’elle en oublie d’avoir peur du noir. La seule source de lumière désormais disponible réside dans le reflet de la petite bougie à deux mètres d’elle. Comme un papillon de nuit attiré par une lanterne, Stella se laisse entraîner jusqu’à la porte, et tend l’oreille.

—… pas juste, Martin. Tu n’as pas le droit.

— Mais enfin, il va bien falloir un jour affronter la réalité !

— Je ne vois aucune raison pour que cela se fasse au détriment de la sécurité de notre fille.

Maman est de plus en plus énervée, Stella frissonne à l’idée qu’elle la surprenne. Elle se colle contre le mur et respire entre ses dents.

— Sa sécurité ne sera nullement compromise, je ne compte pas l’abandonner seule au beau milieu des bois. Je veux l’emmener au bord de la mer, qu’elle connaisse les vraies couleurs du monde.

— Ne me raconte pas de bobards, Martin ! Je sais que tu as autre chose à l’esprit qu’une simple promenade sur la plage.

— Dans l’avenir, oui. Mais je t’assure que demain il n’est pas question d’autre chose.

— Soit. Fais comme tu l’entends. De toute façon, je ne peux pas t’en empêcher, tu n’en feras qu’à ta tête. Comme à ton habitude.

Quelque chose s’est brisé dans la voix de maman, une grande tristesse dégouline de chacun de ses mots. Stella n’a qu’un désir : se précipiter vers elle et la serrer fort, fort. Elle ne peut pas, bien sûr, mais elle en meurt d’envie.

Martin soupire.

— Ne dramatise pas, Camille. Tu savais que ce jour viendrait. Ces enfants sont notre espoir, notre seul espoir. Tu n’as pas à cœur de voir tes parents ? Lucie ? Total ? Tu ne rêves pas de pouvoir leur rendre visite chaque fois que la lubie t’en prend ? Tu ne trouverais pas merveilleux de pouvoir créer un passage entre toutes les Coupoles ? Tu ne crèves pas de ne pas connaître le sort exact des autres Coupoles, de ne pouvoir les parcourir ? Ne me réponds pas que non, je ne pourrais pas te croire.

Vaincue, Camille capitule, ou presque.

— Si. Sauf si cela implique de perdre Stella.

— Nous ne la perdrons pas, je te le jure. Jamais je ne permettrai un nouveau drame comme avec Nathan.

Des bruits s’élèvent dans la chambre, ses parents se couchent et soufflent la bougie. Plongée dans l’obscurité, Stella regagne lentement la sienne, en s’aidant du mur qu’elle suit de ses mains. Elle n’ose relancer sa luminescence qu’une fois à l’abri de son lit, porte close. Perplexe, elle repense à la conversation qu’elle vient de surprendre. Tous ces gens qu’ils ont mentionnés ne lui évoquent rien. Bien sûr, comme tout le monde, Stella sait qu’il existe d’autres endroits comme l’Alpha, où vivent tout un tas de personnes qu’elle n’a jamais rencontrées. Ses grands-parents, par exemple, dont elle ne connaît pas le visage, mais dont ses parents lui parlent régulièrement.

L’enfant a toujours cru qu’il était impossible de les rejoindre, mais les paroles de Martin ont ouvert des univers insoupçonnés, des éventualités qui lui donnent le vertige. Elle prend également conscience des dangers terribles qui guettent dehors et qui semblent terrifier sa mère. Comment dormir avec toutes ces pensées qui s’agitent sous son crâne ?

Pourtant, une torpeur étrange la saisit brusquement, et elle sombre dans un sommeil instantanément profond, sans s’en rendre compte. Dans un rêve, une brume épaisse envahit la chambre, dessine des arabesques compliquées sur son lit, ses bras, ses joues. Stella s’amuse à souffler fort sur les volutes qui s’effacent pour aussitôt se reformer en de nouvelles figures toutes plus travaillées les unes que les autres.

Peu à peu, sans qu’elle y prenne garde, les murs s’estompent, remplacés par des arbres aux troncs massifs, dont les branches pendent bas, si bas que leur extrémité caresse ses longs cheveux blonds quand elle remue la tête. Des cris de hiboux retentissent, ses battements cardiaques s’accélèrent, Stella commence à réaliser qu’elle est seule, perdue au beau milieu d’une forêt dense. Elle a envie de pleurer, mais se retient. Les larmes qui s’annoncent lui brouillent la vue, elle les ravale à grand-peine.

La fillette, menue et vulnérable dans son pyjama de coton blanc, chemine pieds nus et s’égratigne sur les brindilles piquantes. Le brouillard accompagne chacun de ses mouvements, la pousse en avant, paraît se moquer de son angoisse. Elle finit par atteindre une clairière moussue. C’est une nuit sans lune, la visibilité est réduite à son seul halo. Une ombre attire son attention au milieu de la trouée. Si elle veut mieux voir, elle n’a d’autre choix que d’avancer assez près pour l’éclairer de son corps.

Elle marche sur la pointe des pieds, qu’elle devine en sang, pour limiter la douleur. L’ombre bouge, se divise en deux entités distinctes. Normalement, Stella devrait être tétanisée par la peur, elle devrait faire demi-tour et partir en courant le plus loin possible du phénomène. Mais un apaisement troublant l’envahit, elle sent d’instinct qu’elle ne risque rien, que les ombres ne lui veulent pas de mal. Au contraire.

Une fois proche à les toucher, elle tend ses mains encore enfantines, et effleure les deux formes sombres. À son contact, elles s’illuminent, comme si quelqu’un avait appuyé sur un interrupteur, et révèlent un jeune homme et un chien.

— Oh ! s’exclame Stella.

Le chien ressemble à son Pixel, même race, même couleur de pelage, mêmes bons yeux affectueux. Stella hésite, puis caresse la fourrure d’une main un peu tremblante. L’animal lui donne un coup de langue joyeux, qui traverse sa main.

— Lala t’aime bien, affirme l’adolescent. Rien d’étonnant, à mon sens, puisque tu prends bien soin de son fils.

— Son fils ? Pixel est son fils ?

— Eh oui. Est-il aussi gentil et fiable qu’elle ?

Stella hoche la tête, elle ne cherche pas à s’étendre sur la bizarrerie d’être en train de cajoler la mère de son chien, disparue avant qu’elle-même soit née. Les rêves sont ainsi constitués. Toute à ses caresses spectrales, elle n’a pas pris garde que l’environnement a changé. La forêt et la nuit ont laissé la place à un endroit qu’elle ne connaît pas, une étendue d’herbe au bord d’une route.

— C’est ici que je suis mort, explique le jeune homme.

— Tu es mort, répète bêtement Stella.

— Je suis mort, mais je suis revenu pour toi. Grâce à l’Espoir Bleu qui te compose, et qui établit une passerelle entre les mondes.

— Pour moi ?

— Je veux t’aider, petite étoile.

L’individu connaît le surnom que lui donne son père.

Les voilà de retour dans une forêt, différente de la précédente, où un brasier finit de s’éteindre. Une puanteur atroce règne, qui pique les yeux et la fait tousser.

Pensivement, l’adolescent déclare :

— Aussi difficile que ça ait pu nous paraître, ça n’a pas suffi. Il en reste encore, beaucoup. Il faut qu’ils disparaissent. Tous, et pour de bon. Je crois que je suis revenu pour ça.

— Qui doit disparaître ?

Il s’apprête à répondre, mais un bruit que Stella ne distingue pas l’arrête. La chienne et lui échangent un regard, et commencent à s’éloigner.

— Nous nous reverrons, petite étoile, promet-il en se dirigeant vers un tourbillon de brume qui vient de se matérialiser.

— Attends ! crie Stella, qui soudain ne supporte pas l’idée de le voir s’en aller. Ne partez pas !

— Il le faut.

— Dis-moi au moins qui tu es !

Il la dévisage, surpris.

— Tu ne le sais pas ? Je suis Nathan, pardi.

Lala et lui s’évanouissent d’un seul coup, semblables à des bulles de savon qui éclatent. De loin, très loin, Stella entend la voix de son père qui l’appelle.

— Stella, Stella, réveille-toi.

Elle n’a pas envie de partir, elle veut rester là, chercher Nathan, caresser encore Lala. Elle veut en savoir plus, comprendre. Elle refuse de quitter le monde des songes.

Mais dans la réalité, son père la prend par l’épaule, la secoue de plus en plus fort. Il répète inlassablement son prénom. Chaque secousse fissure un peu plus son rêve, qui finit par exploser avec fracas, et elle se réveille.

Le jour qui se lève nimbe sa chambre d’un éclat surnaturel, et Stella met quelques secondes à réaliser où elle se trouve. Elle agite sa tête, faisant voler ses cheveux, pour chasser les dernières bribes du songe. Les mèches chatouillent le nez de Martin penché sur elle, et il glousse comme un gamin.

— Allons, Stella, debout. C’est l’heure. Une longue journée nous attend.

— Oh, papa, j’ai fait un rêve tellement…

La fillette s’interrompt, elle ne se sent pas encore prête à partager son étrange nuit.

— Non, rien, j’ai oublié.

 

 

 

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