Le premier chapitre :
Vendredi 12 avril
Maggie tituba sur ses talons trop hauts, tira sur sa jupe trop
courte et entama l’ascension des trois étages qui allaient la mener
chez elle. Son équilibre instable la projetait contre le mur toutes les
trois ou quatre marches. Heureusement qu’elle avait pris sa journée
du lendemain en prévision de cette soirée entre filles ! Elle gloussa
en pensant à la tête qu’arborerait son patron si elle se pointait
au magasin après une cuite pareille. Il prendrait cet air pincé de
cul-bénit irréprochable qu’il affectionnait pour reprocher à ses
employées leur manque de tenue, ou leur mauvaise vie. Comme si
elles étaient dupes ! Il était de notoriété publique que ce monsieur la
sainteté montrait un net penchant pour les très jeunes filles. Quand
il s’en trouvait une pour passer outre l’effet repoussoir de sa grosse
bedaine alliée à son haleine aillée (souvent aidée par une poignée de
biftons de vingt livres glissés dans le décolleté), il jetait aux orties
femme, vertu et préceptes de Dieu. Alors, il pouvait bien aller se
faire voir ! Certes, Maggie était bourrée, et pas pour la première
ni la dernière fois. Elle ne menait pas une existence exemplaire et
avait eu un certain nombre d’hommes dans son lit, mais jamais, au
grand jamais, elle n’avait versé dans la chair mineure.
Sur le palier du deuxième, une lueur bleutée trahissait une
nouvelle insomnie de sa mégère de voisine, sans aucun doute collée
devant la télé. Maggie redoubla d’efforts pour rester discrète. Sinon,
la vieille aurait vite fait d’aller baver ses ragots dans l’oreille de
Dipak, son dernier petit ami en date, Pakistanais d’origine. Il était à
Liverpool pour quelques jours, une visite familiale. Visite à laquelle
il ne l’avait pas conviée, bien sûr. Assez bonne pour écarter les
cuisses, mais pas assez pour être présentée à sa mère. L’hypocrite.
Maggie avait bien gagné le droit de se consoler avec ses copines. Et
si la bière avait un peu trop coulé et que les pintes avaient succédé
aux pintes, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Il savait bien
qu’il ne fallait pas la laisser toute seule.
Devant sa porte, Maggie fouilla dans son minuscule sac à
main pour en extirper son trousseau. Tout tanguait autour d’elle
comme si elle se trouvait à bord d’un bateau en pleine tempête, si
bien qu’elle eut toutes les peines du monde à introduire la clé dans
la serrure.
Après une bonne minute d’efforts, la porte s’ouvrit et Maggie
s’engouffra dans son deux-pièces exigu. Une odeur de poisson frit
flottait dans l’air, qui lui fit froncer le nez et agita dangereusement
tout le liquide dans son estomac. D’un coup de talons, elle envoya
ses chaussures valdinguer au milieu de la pièce qu’elle traversa pour
rejoindre la petite chambre. Elle chuta sur le lit plus qu’elle ne se
coucha, sans prendre le temps de se déshabiller. Sa dernière pensée
avant qu’un sommeil lourd ne l’emporte fut qu’il faudrait profiter
de sa journée de congé du lendemain pour effectuer un grand
ménage, aérer et ranger.
23 h 32, indiquait le radioréveil.
***
La semaine avait été rude pour Peter : trop de choses à faire,
de longues heures de boulot, en conséquence de quoi il était crevé.
Fait rarissime, il décida de confier la station de lavage à Domingo
et d’aller s’offrir une glace au centre commercial. En règle générale,
il évitait de jouer au boss feignant qui laisse trimer les autres et
se contente d’empocher l’argent. Il se dit qu’une fois de temps
en temps ne pourrait pas lui nuire. De plus, sans se l’expliquer,
lui si solitaire avait soudain envie d’un bain de foule. Il se gara le
plus près possible de l’entrée du Food Court – il détestait marcher,
en bon américain. À deux mètres de l’entrée, de multiples odeurs
vinrent chatouiller ses narines. Son estomac en gargouilla de joie.
Peter refusa d’écouter la voix de sa gourmandise : pas question de
craquer pour un snack trop calorique ou de repartir avec trois fois
plus de nourriture qu’il ne serait capable d’ingurgiter. Il tenait à
garder une ligne impeccable et n’avait jamais le temps (ni l’envie) de
faire de l’exercice, il lui fallait donc se raisonner. Il était venu pour
une glace, il se contenterait d’une glace. À la rigueur, il ajouterait un
Sno Ball, mais ça serait sa seule concession.
Malgré la température particulièrement clémente de ce mois
d’avril, l’attente fut courte puisqu’il n’y avait pas foule chez le
glacier. Le Mac Donald’s, lui, offrait aux regards une queue d’une
vingtaine de personnes, pareil pour les tacos. Peter était un fervent
patriote, c’est pourquoi il ne l’aurait pour rien au monde avoué à
haute voix, mais cet engouement permanent de ses concitoyens
pour la nourriture lui laissait un goût amer. Il avait la sensation
que son pays se suicidait lentement à coups de graisse et de friture.
Quand un client donnait sa voiture à bichonner à la station, il était
sidéré de voir le nombre d’emballages, de papiers graisseux qu’elle
pouvait contenir. Certains réguliers venaient toutes les semaines, et
au vu de la quantité d’emballages, Peter se disait qu’ils avaient passé
tout leur temps à s’empiffrer dans leur véhicule.
Lui-même avait été comme ça pendant un temps : il grossissait,
sentait sa santé en pâtir. Sa mère se moquait de lui en permanence,
l’appelait « gros lard », le dépréciait devant les gens, et continuait à
lui servir des portions pantagruéliques de malbouffe. Il noyait son
mal-être dans les sodas, cachait son amertume sous les couches de
graisse. Finalement, il avait eu un sursaut d’énergie juste avant la fin
du lycée, grâce à sa prof de français. Mrs Taylor avait organisé une
journée à la française au lycée, le déjeuner concocté par les élèves
de terminale suivant un livre de recettes qu’elle avait apporté.
Une révélation pour Peter, qui découvrit qu’un repas pouvait le
faire saliver sans contenir beaucoup de graisse et que les légumes
recelaient une vraie saveur. À dix-huit ans, il avait empoché l’argent
laissé en héritage par son grand-père, avait quitté Santa Fe pour
Albuquerque et ouvert sa station de lavage. Dans une région
poussiéreuse et sablonneuse, c’était un investissement intelligent,
pensait-il, qui lui permettrait de mettre rapidement une coquette
somme de côté s’il se montrait frugal.
Sept ans plus tard, et quarante kilos en moins, il avait enfin
réuni le montant nécessaire pour réaliser son rêve : partir deux
ans en France dans une école de cuisine, puis revenir auréolé de
son savoir tout neuf pour inaugurer un restaurant français un peu
huppé. À cause de la crise qui avait ralenti l’activité, cela lui avait
pris plus de temps que prévu, mais du coup il en avait profité pour
suivre des cours du soir afin d’arriver en France avec une bonne
connaissance de la langue. Question de fierté. Un acheteur s’était
présenté aussitôt l’annonce pour la station de lavage publiée. Une
fois que son entreprise aurait changé de main, il pourrait s’envoler
au-dessus de l’Atlantique.
Assis sur un banc au soleil devant le centre commercial, sa
glace à la vanille avalée, Peter se laissa doucement aller, le coeur
empli de satisfaction. Sa vie allait commencer pour de bon. Une
torpeur paisible l’envahit. Il flottait entre veille et rêve. Quand le
sommeil s’empara de lui, il était 15h39, 23h39 heure française.
***
Depuis deux jours qu’il était arrivé à Amsterdam, pas une
demi-heure ne passait sans que Markus bénisse intérieurement
ses professeurs successifs, qui avaient tant insisté pour que
leurs élèves se donnent à fond dans l’apprentissage des langues
étrangères. Il était comme un poisson dans l’eau. Une écrasante
majorité de Hollandais parlait l’anglais, et la ville croulait sous les
touristes français. Markus parlait presque couramment ces deux
langues, et il abordait les gens sans difficulté, ce qui favorisait les
rencontres. Il avait passé la nuit de son arrivée avec une Italienne,
la nuit suivante avec une Hollandaise, et comptait bien élargir sa
connaissance des Européennes en se trouvant une appétissante
Française ? Allemande ? Autrichienne ? Les prochaines heures en
décideraient… S’il n’avait eu à sa disposition que son suédois natal,
il serait rentré bredouille à l’auberge de jeunesse. Alors que là… Le
frisson de ramener une fille dans le dortoir commun profondément
endormi, de la déshabiller discrètement en plaçant sa main sur sa
bouche pour étouffer ses gloussements, se glisser dans les draps
et s’envoyer en l’air, sans réveiller personne, ça valait toutes ces
heures à suer en labo de langues !
Il les quittait au matin en promettant de les appeler, mais
s’en gardait bien, l’esprit déjà focalisé sur sa prochaine conquête.
Les soeurs du foyer où il avait grandi grinceraient des dents à le
voir se comporter ainsi, Markus le savait, mais il ne pouvait s’en
empêcher. Il était en vacances pour une semaine et ces amourettes
faisaient partie du plaisir des voyages, après tout. Il serait bien
temps de reprendre son existence ennuyeuse et routinière une
fois de retour à Malmö. Au début de la soirée, Markus avait dîné
dans un restaurant pas loin du Red light district où un groupe
d’Allemands avait engagé la conversation, en anglais, et ils avaient
flâné tous ensemble de longues heures dans les ruelles sordides.
Cet étalage de chairs blasées et sans avenir l’écoeurait et le fascinait
tout à la fois. Certaines prostituées étaient très belles : la peau
aussi claire que de la porcelaine, veinée de bleu, elles dégageaient
une aura sensuelle et majestueuse. Mais à chaque fois que l’un des
Allemands s’enhardissait à lui parler, la femme redevenait une
simple prostituée, à l’intonation vulgaire, aux gestes grossiers.
Au bout d’un moment, Markus avait lâché ses amis d’un soir
et déambulé dans un quartier plus respectable jusqu’à trouver un
bar de nuit à l’aspect sympathique. Il sirotait une vodka, les yeux
fouillant la foule pour dénicher une jolie fille à baratiner. De la
musique électro sourdait d’enceintes dissimulées dans les cloisons.
Certains s’enivraient avec application aux tables, d’autres fumaient
des joints devant la porte laissée ouverte pour profiter de la douceur
printanière. Comme Markus ne consommait jamais de drogue,
l’effet de la fumée conjugué à celui de la vodka pure, en plus du
vin ingurgité plus tôt, suffit à lui alourdir l’esprit. Il avait peu dormi
depuis son arrivée. La fatigue accumulée lui tomba dessus d’un seul
coup.
Finalement, il préféra remettre au lendemain sa recherche de
partenaire. Il n’était pas sûr de pouvoir être à la hauteur s’il levait
une poulette. Les mains dans les poches, il regagna l’auberge de
jeunesse en sifflotant doucement une mélodie de David Guetta.
Pour une fois, il était le premier à rentrer se coucher. Il espéra que
les autres ne le réveilleraient pas en rentrant. Il lut quelques pages
d’un Max Brooks, bien au chaud sous les couvertures. Même les
zombies ne purent le tenir éveillé et il s’endormit sans éteindre, à
23h45.
***