Chapitre 1
Tant que la voiture roulait en ville, la fillette pouvait tromper son ennui. Elle regardait défiler les devantures des magasins, violemment éclairées, les rues désertes à cette heure tardive. Personne n’avait pris la peine de lui installer de siège auto, aussi devait-elle étirer son torse vers le haut pour que ses yeux atteignent la vitre. La posture la fatiguait, mais elle avait si peu d’occasions de sortir qu’elle comptait bien ne rien rater du spectacle. Tant pis si ses muscles protestaient.
Hélas, trop rapidement, le véhicule se retrouva sur une voie sombre, l’obscurité percée uniquement par les phares des voitures circulant dans l’autre sens. L’enfant envisagea un instant de parler à la conductrice, de lui poser des questions sur leur mystérieuse destination, avant d’opter pour le silence. Tout dans l’attitude de la femme indiquait qu’elle n’apprécierait pas d’entendre le son de sa voix. Dans la lumière fantomatique du tableau de bord, son profil crispé, lèvres pincées et regard concentré sur la route, n’avait rien d’engageant.
Tout juste avait-elle consenti à lui adresser la parole en bouclant sa ceinture, avant de claquer la portière.
— Il y a une couverture sur le siège si tu as froid. On en a pour un bout de temps, alors rendors-toi.
— On va où ?
La femme avait hésité, une étrange lueur dans les yeux, avant de lancer :
— C’est une surprise, je ne peux pas te le dire. Ça gâcherait tout.
Ces quelques mots trottaient dans la tête de la petite, chassant définitivement les bribes de sommeil encore présentes. Une surprise ? Quel genre de surprise ? Elle ne pouvait qu’échafauder des hypothèses, plus ou moins farfelues. Peut-être l’emmenait-on vivre dans un château, où elle deviendrait une princesse adorée par le roi et la reine. Elle disposerait d’une armoire emplie de robes magnifiques, on lui passerait tous ses caprices. Mais elle n’en abuserait pas, elle serait sage et se tiendrait bien à table. Elle serait connue dans le monde entier pour sa gentillesse. Les gens la vénèreraient et lui souriraient toute la journée.
Ou peut-être que la femme la conduisait dans un parc d’attractions, où elle pourrait essayer tous les manèges, même ceux réservés aux grands. Elle choisirait ses préférés et serait autorisée à autant de tours qu’elle le souhaiterait. Et, pour le gouter, les autres enfants la rejoindraient, ils la regarderaient souffler ses bougies, avant de dévorer de bon appétit le gâteau délicieux que des serveuses aimables déposeraient devant elle. Elle boirait du Coca-Cola, des litres et des litres, quitte à avoir mal au ventre après.
Son sixième anniversaire n’arriverait que dans un mois, mais sans doute la femme avait-elle décidé que la date n’avait aucune importance. Elle devait estimer que la surprise n’en serait que plus grande. La petite ne lui avait jamais parlé avant cette nuit, mais elle se doutait que la dame devait tout savoir d’elle, elle la croisait souvent dans les couloirs. Ses cadeaux se trouvaient surement dans le coffre, emballés dans un beau papier métallisé qui luirait à la flamme des bougies.
L’enfant entreprit de dessiner un gâteau d’anniversaire sur la vitre, en s’appliquant pour tracer dans la buée le bon nombre de bougies. Ses gestes étaient malaisés, en raison des mouvements du véhicule, mais elle persévéra jusqu’à obtenir un dessin convenable. Elle passait la main sur le verre, puis elle attendait que le froid vif de l’extérieur vienne heurter l’habitacle surchauffé et reconstitue la couche de buée. Alors, elle recommençait son gâteau, tout en rêvassant aux cadeaux qu’elle allait recevoir. Poupée, jolies chaussures, boite à musique, carnet secret avec une serrure dorée… Une infinité de possibilités.
Elle glissait dans une somnolence béate, les doigts toujours posés sur la vitre, quand la femme aboya, la faisant sursauter :
— Ôte tes mains de la fenêtre, tu vas la salir !
Violemment arrachée à ses songes exquis, l’enfant s’empressa de retirer sa main et de la plonger sous les plis de la couverture, dans une tentative dérisoire de cacher l’objet du délit. Honteuse, elle baissa la tête. La femme lui préparait un anniversaire de rêve, et tout ce qu’elle trouvait à faire, c’était de la mettre en colère par sa bêtise.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
La conductrice ne daigna pas répondre, se contentant de lui lancer un regard assassin dans le rétroviseur.
Quelques minutes plus tard, la voiture décéléra et tourna à droite, avant de repartir à vive allure. La route devenait plus accidentée, les cahots fréquents faisaient rebondir l’enfant sur le siège, et la ceinture cognait douloureusement contre sa gorge à chaque secousse. Pour mieux s’installer et voir l’extérieur, elle glissa la couverture sous elle en se tortillant. Enfin surélevée, elle soupira d’aise. La ceinture la gênait moins, et elle pouvait distinguer le paysage. Tant pis pour la chaleur qui s’envolait !
Le véhicule avançait entre deux rangées d’arbres lugubres, qui penchaient leurs branches dénudées vers lui. À certains moments, le bois raclait le toit dans un bruit affreux, les mâchoires de l’enfant se contractaient malgré elle. Elles ne croisaient plus aucune autre voiture, seuls leurs phares trouaient la nuit noire. Il avait dû neiger beaucoup plus fortement ici qu’en ville, durant les jours précédents. De grosses congères dissimulaient le fossé, menaçaient de déborder sur l’asphalte, grignotaient la route en obligeant la femme à donner des coups de volant brusques. Le trajet du véhicule devint de plus en plus erratique, et l’enfant sentit une nausée monter en elle, insidieusement.
Comment réagirait la conductrice si elle lui demandait de ralentir ? Mal, sans doute. De toute façon, elle craignait de se mettre à vomir si elle ouvrait la bouche. Elle se contenta de répéter en boucle dans sa tête « ralentis, ralentis, ralentis… »
Comme en réponse à ses prières muettes, la voiture dérapa sur quelques mètres, probablement en raison d’une plaque de verglas, avant de se stabiliser. La femme jura entre ses dents. La petite ne comprit pas ses paroles, mais devina, au ton, qu’il devait s’agir d’affreux gros mots interdits. Son coeur battait très fort, elle sentait qu’elles étaient passées tout près de l’accident.
— Je le savais ! C’était une idée à la con de se déplacer par ce temps. Mais non, avec eux, c’est tout de suite, ça ne peut pas attendre ! Ils vont m’entendre, demain. Ah, ça oui !
La fillette ignorait si ces mots pleins de rage s’adressaient à elle, et préféra observer un silence prudent. Elles roulaient désormais à une allure plus raisonnable, le moteur ronronnait tranquillement au lieu de hurler, de protester comme avant la glissade.
— On est presque arrivées, tiens-toi prête à descendre.
La petite hocha la tête, en signe d’assentiment. La femme ne le vit sans doute pas, car elle aboya :
— Eh, gamine ! Tu m’as entendue ?
En raison de la nausée qui formait une boule compacte dans sa gorge, la fillette ne put que croasser un « oui » étranglé, dont la conductrice parut se satisfaire.
Peu après, la lueur du clignotant, accompagnée de son claquement joyeux et régulier, illumina l’habitacle et la gauche de la voiture.
— Accroche-toi, on va tourner à gauche. Ça glisse, ça risque de secouer.
L’enfant ressentit une bouffée de fierté en constatant qu’elle avait correctement identifié la gauche. Elle peinait à s’en souvenir d’habitude ! Le véhicule obliqua avec aisance, un virage pourtant très serré. Elles venaient de quitter la route goudronnée pour ce qui ressemblait à un chemin de terre. Les arbres devinrent encore plus menaçants et oppressants, et les cahots encore plus brutaux. Une pensée fugace traversa l’esprit de la fillette : se pouvait-il qu’un parc d’attractions soit situé dans un tel endroit ?
Elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette question inquiétante. Droit devant elles, au détour d’une courbe du chemin, des lampadaires aveuglants surgirent soudain dans la brume qui commençait à se lever. Elle plissa les yeux pour les protéger de la luminosité trop vive. À l’avant, la femme poussa un grognement de satisfaction. De toute évidence, elles venaient d’atteindre leur destination. La voiture s’immobilisa devant un grand portail métallique d’aspect intimidant. Les halogènes surplombaient désormais le véhicule, et l’enfant put observer le lieu plus commodément. Des résidus de lumière dansaient sur ses rétines, en petits cercles lancés dans une folle sarabande. Elle dut cligner des yeux à plusieurs reprises avant de réussir à bien voir.
Des murs démesurés se perdaient dans la nuit, à ce qui lui semblait des kilomètres de hauteur. L’enfant réalisa que ce qu’elle avait pris de loin pour des lampadaires étaient en réalité de puissants projecteurs dirigés vers le sol, juchés sur les parois à intervalles réguliers. Des caméras encadraient le portail, l’objectif pointé sur la voiture. Un point rouge clignotait, indiquant qu’elles fonctionnaient. La malveillance pulsait de chaque centimètre de la pierre lisse des murs. Pour la première fois depuis le début du périple, une inquiétude sourde se mit à couler dans les veines de la petite, lui glaçant les sangs et faisant monter une rougeur sinistre à ses joues.
Elle se recroquevilla sur le siège, arracha la couverture pour se rabaisser et disparaitre dans les ombres de l’habitacle. La femme maugréa.
— Allez, c’est ça, zoomez ! Regardez bien la plaque, et mon visage. Comme si vous ne me connaissiez pas par coeur !
Le portail coulissa sur ses rails, sans bruit, aussi discrètement qu’un doigt qui effleure la peau. La petite n’avait aucune envie de voir ce qui se cachait derrière, aucune envie d’entrer. Et si la voiture tombait en panne, refusait d’avancer ? Si la conductrice décidait de faire demi-tour, de retourner sur leurs pas ? Si tout ça n’était qu’une farce pour jouer à lui faire peur, et que le parc se trouvait un peu plus loin ? Elle acceptait de se passer d’anniversaire, de cadeaux, de tout, tant que la femme ne faisait pas pénétrer le véhicule au-delà du portail.
Bien sûr, les désirs d’une petite fille pèsent trop peu dans l’immensité de la nuit. La conductrice manoeuvra pour passer le portail. La voiture se souleva légèrement en franchissant le rail fixé au sol. Dès qu’elle fut de l’autre côté, le portail entama sa fermeture feutrée. Dans la lueur des phares qui peinaient à percer le brouillard, la silhouette qui les regardait entrer n’évoqua rien à l’enfant, trop fugace pour pouvoir même deviner s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.
Elles roulaient au pas dans une rue large, bordée de maisonnettes. Les volets étaient peints de couleurs vives, gaies, qui tranchaient avec l’aspect austère des murs extérieurs. Mais toute gaieté s’envola quand la fillette remarqua les barreaux fixés à toutes les fenêtres basses. Servaient-ils à empêcher d’entrer, ou à empêcher de sortir ? Malgré l’heure tardive, de nombreuses fenêtres étaient illuminées, et des ombres curieuses espionnaient le passage du véhicule.
Après ce qui parut des heures à l’enfant, la femme arrêta le véhicule devant une bâtisse identique aux autres. Elle détacha sa ceinture, puis celle de la petite, en se penchant en arrière. Ses aisselles exhalaient une forte odeur de transpiration qui raviva instantanément la nausée de la fillette. Une main surgie des ténèbres ouvrit la portière, laissant pénétrer dans l’habitacle un courant d’air glacial bienvenu, qui dissipa la puanteur de la conductrice. La fillette se mit à trembler de tous ses membres, le choc thermique trop violent la fit claquer des dents.
La femme poussa un soupir exaspéré.
— Bon, la gosse, tu descends ?
— Mais… je n’ai pas mon manteau.
— Ne sois pas stupide ! Tu n’as que trois mètres à parcourir, aucune importance.
L’enfant tenta une nouvelle objection.
— Je suis en chaussons.
— Aucune importance, je t’ai dit ! Sors !
Sans prévenir, la femme lui donna une bourrade féroce qui la propulsa vers l’extérieur. Les jambes encore entortillées dans la couverture, la petite ne réussit pas à maitriser sa chute et s’écrasa lourdement sur les dalles de l’allée menant à la maison. Une douleur vive, assortie d’un craquement de mauvais augure, l’envahit lorsque son coude entra en contact avec le sol. Sa tête heurta la pierre glacée, et elle sentit sur sa joue la brulure cuisante de la peau qui se déchire.
Dans un réflexe animal, elle se replia sur elle-même, en position foetale, sans se soucier de la froideur du sol, qui s’empressait d’aspirer toute sa chaleur. La même main mystérieuse claqua la portière, et la voiture effectua un demi-tour rapide, sans que la moindre parole soit échangée. Bientôt, seuls les feux arrière se virent encore dans l’épaisse purée de pois.
Alors seulement, l’individu à qui appartenait la main s’accroupit, le visage au niveau de celui de la petite. Une lampe allumée dans la maison dessinait un rectangle de lumière sur l’allée, à l’endroit exact où l’homme – car il s’agissait d’un homme – se tenait. Ses yeux sombres étincelaient d’un feu malsain, et le large sourire qu’il adressa à l’enfant lui rappela un peu les images de loups dans les livres. Ses dents, très blanches, tranchaient sur la noirceur de la nuit. La petite tenta un sourire timide, mais le froid et la terreur ne lui laissèrent produire qu’un rictus triste. Il l’attrapa pour la relever, lui arrachant un cri de souffrance.
Surpris, l’homme la lâcha, lui tâta délicatement le bras jusqu’à trouver l’endroit qui lui faisait mal. Il remarqua soudain le sang qui perlait sur sa joue et glissa l’index dessus, presque affectueusement. Il examina son doigt rougi avec perplexité, puis gourmandise, avant de le lécher, les yeux fermés. La fillette se recroquevilla encore davantage, proche de l’évanouissement.
Sans mot dire, il la souleva, passant ses avant-bras sous elle. Il se redressa, parcourut la faible distance qui les séparait de la porte, qu’il ouvrit du pied. Une fois à l’intérieur, il donna un nouveau coup pour la refermer. À dessein ou par accident, il y mit une force superflue, et le battant claqua bruyamment, résonnant avec cruauté dans la brume.
Une à une, les lampes s’éteignirent dans les autres bâtisses.