Il y a quelques semaines, sur Facebook, j’ai proposé à mes lecteurs de me soumettre des idées d’histoire, en prévision du traditionnel conte de Noël.
J’ai eu quelques idées sympathiques, mais c’est celle de Jason qui a enflammé mon imagination. Merci à lui !
Je vous livre donc ma nouvelle.
JOYEUX NOËL À TOUS !
Rome wasn’t built in a day
Marie
La porte de la cuisine claqua violemment, faisant sursauter le chat qui dormait paisiblement devant le radiateur. Les bottes de Serena martelèrent les marches de l’escalier puis un nouveau claquement fit écho au premier. Comme à son habitude, l’adolescente avait fui la confrontation pour se réfugier dans sa chambre, où elle allait bouder quelques heures, avant de redescendre pour dîner. L’aigreur de ses derniers mots flottait dans la pièce, empoisonnait l’atmosphère, prenait le pas sur les effluves sucrés de la tarte dans le four.
— De toute façon, t’es trop nulle comme mère !
C’était sa réponse universelle à tout ce qui la contrariait. Marie était épuisée de ces conflits permanents, ils éclataient pour un oui ou pour un non, sans logique discernable. Serena pouvait se révéler charmante plusieurs jours d’affilée, puis entrer dans des colères homériques qui transformaient son joli minois en masque hideux de démon. Cette fois, c’était le refus de la laisser sortir avec ses copines le vendredi suivant qui avait mis le feu aux poudres. La veille, Serena n’avait pas digéré que sa mère la réprimande sur l’état de sa chambre. Le lendemain, elle trouverait bien un nouveau prétexte pour permettre aux flots de rage qui l’habitaient en permanence ces temps-ci de s’échapper.
Marie tentait de comprendre, de raisonner avec objectivité. L’adolescence n’est jamais une période facile, surtout de nos jours. Et encore moins dans leur situation. Que Stéphane les quitte du jour au lendemain pour filer le parfait amour avec une autre, qu’il parte s’installer à cent kilomètres de là, obligeant Marie à se débrouiller avec son maigre salaire de vendeuse, Serena l’avait plus ou moins accepté. Mais qu’il fasse un enfant à la nouvelle et délaisse sa petite princesse, espaçant ses visites, ça, elle n’avait pas pu le surmonter. Il avait suffi d’ajouter le bouillonnement hormonal de la puberté pour qu’elle perde toute mesure.
C’était « moi, moi, moi » à longueur de temps, avec des exigences de plus en plus folles. Serena se contrefichait des efforts de sa mère pour lui garantir une vie agréable, elle n’avait pas envie d’entendre sa fatigue après une longue journée debout à sourire aux clients. Pour elle, c’était normal de rentrer du lycée et de s’affaler sur le canapé devant une émission niaise, semant des emballages de gâteaux derrière elle. Elle ne supportait aucun reproche, s’emportait à la plus petite réprimande. La maison glissait peu à peu dans une guerre de tranchées sournoise, chacune campait sur ses positions. Marie se renfermait dans sa certitude d’adulte de mériter respect et considération, Serena dans ses convictions d’être la fille plus malheureuse du monde. Au point qu’elles répugnaient toutes deux à rentrer le soir.
Qu’était devenue la gamine souriante et serviable d’autrefois ? Qui l’avait remplacée par cette créature à la moue boudeuse et aux œillades assassines, avec une maîtrise redoutable de la manipulation et de la négociation ?
Marie s’approcha de la fenêtre embuée et passa le bras sur la vitre pour regarder dehors. La nuit arrivait, et elle ne voyait que son reflet. Afin d’éviter de se colleter à son image de femme désenchantée, aux lèvres perpétuellement figées dans un rictus triste, elle colla son front au verre glacé. Une neige épaisse commençait à tomber, et semblait décidée à tenir, contrairement aux légers flocons de l’avant-veille. Un regret fulgurant étreignit le cœur de la jeune femme. De la neige un 24 décembre, voilà qui aurait fait sauter de joie Serena ne serait-ce que l’année précédente. Elle se serait précipitée dans le minuscule jardin, les joues rosies par le froid et l’excitation, elle aurait tendu la langue pour gober les flocons en attendant de pouvoir bricoler un bonhomme bancal, quémandant une carotte pour le nez.
Sans conviction, Marie se porta en bas de l’escalier, et héla :
— Serena ! Viens voir, il neige !
— Il ne manquait plus que ça ! Parfait, comme ça, demain je vais être coincée ici, dans ce bled paumé. Jamais Sam ne pourra venir me chercher en scooter avec ce temps de merde !
Marie se garda de répliquer qu’il n’avait jamais été question qu’elle aille où que ce soit le jour de Noël, et encore moins avec cette mauvaise graine de Samantha. Une gosse pourrie gâtée, âgée de quinze ans également, mais dont les prunelles brillaient d’une roublardise bien plus adulte. À ce qui se disait dans les environs, la gamine avait déjà eu maille à partir avec les gendarmes à de multiples reprises. Alcool, cigarettes, joints, petits actes de vandalisme, elle avait le diable au corps. Évidemment, Serena l’avait choisie comme meilleure amie !
Le bip guilleret du four l’arracha à ses pensées, Marie sortit l’appétissante tarte aux pommes et la mit à refroidir sur le plan de travail. Elle avait bossé jusqu’à quinze heures, trop tard pour avoir le temps de concocter un véritable réveillon. La pâte venait du supermarché, et elle avait épluché et coupé les fruits la veille, ils avaient un air flétri pitoyable que la cassonade répandue généreusement dessus ne parvenait pas à camoufler. Dans le frigo patientait un rôti débité en tranches fines, disposées artistiquement dans un plat avec cornichons et petites boules de mayonnaise tirée du pot. Serena n’y goûterait pas, puisque sa dernière lubie en date était de se prétendre végane et concernée par l’écologie. Sans que cela l’empêche d’engloutir des quantités industrielles de Nutella. Peut-être que les pommes dauphines confectionnées jusque tard dans la nuit trouveraient grâce à ses yeux. Au pire, elle se rabattrait sur le dessert. Son souci de garder la ligne ne résisterait pas à une part de tarte tiède, où une boule de glace à la vanille fondrait joyeusement. Marie avait prévu de ficher un cierge magique dans la glace, pour rappeler l’occasion festive du repas.
Avec un peu de chance, la trêve des confiseurs ne serait pas lettre morte, et le dîner se déroulerait dans une paix relative.
Marie se sentait un peu coupable de proposer un réveillon si peu alléchant. Mais le proprio du magasin s’était entêté.
— Il y a toujours des gens qui s’y prennent au dernier moment, soit pour leur tenue, soit pour un cadeau. Pas question de fermer !
S’il y avait bien eu un flot faible mais régulier de clients le matin, à partir de midi, c’était le calme plat, le désert. Marie avait abandonné sa collègue à 15 heures, comme convenu, et s’était empressée de rentrer. Pour presque aussitôt se coltiner cette prise de bec avec sa fille.
Parfois, c’était tentant de se mettre à l’imiter. Comment réagirait Serena si brusquement sa mère se comportait comme elle ? Marie gloussa en s’imaginant sa tête en constatant que le linge restait sale parce que sa mère avait préféré se gaver de sucreries en regardant Netflix. Ou que le frigo n’offrait que du vide, sous prétexte que le temps d’ordinaire imparti aux courses avait été passé en papotages au téléphone. Bon sang, comme ça serait bon !
Ou alors, lui tendre un sac bourré de vêtements et l’abandonner en forêt, sans rien dire. Après lui avoir fait les poches, pour vérifier qu’elles ne contiennent rien. Le petit Poucet était son histoire préférée autrefois. Encore que, vu le caractère actuel de Serena, ça serait un sale coup à faire à la sorcière.
Marie riait silencieusement, lorsqu’une main sur son avant-bras la fit sursauter.
— Maman, où sont les cadeaux ?
— Sous le sapin, ma chérie. Tu ne les as pas vus ?
Les yeux bleus de Serena s’assombrirent dangereusement.
— Tu rigoles ?
— Je ne comprends pas ?
— Sous le sapin, il y a deux paquets en tout et pour tout. Trop petits pour contenir ce que je t’ai demandé. Alors, où se trouve le paquet manquant ?
Marie soupira. C’était donc ça… Elle faillit lui faire remarquer que le paquet manquant était sans doute celui du cadeau d’une fille pour sa mère, mais se ravisa. Pas la peine d’envenimer une situation déjà tendue.
— Et bien, nous n’en avons discuté qu’hier soir, et…
— Mais on s’était mises d’accord ! Tu as promis de me l’offrir pour Noël !
La voix de l’adolescente montait dans les aigus, ce qui n’était jamais bon signe. Marie tenta de calmer le jeu.
— Écoute, Serena. J’ai bossé toute la journée, je n’ai pas eu le temps. Nous irons après-demain, ou plus tard dans la semaine. Tu vas l’avoir, il n’y a pas d’urgence.
— Pas d’urgence ? Tu avais PROMIS ! Pour NOËL ! Et Noël, c’est AUJOURD’HUI !
— Non, en réalité, Noël c’est demain et…
— C’est ça, fais ta maline, l’interrompit Serena. On voit bien que ce n’est pas toi qui vas devoir attendre…
Elle geignait maintenant, comme une malade en phase terminale en proie à d’atroces souffrances. Tout ça pour un foutu iPhone que Marie avait eu la faiblesse de s’engager à acheter, en remplacement du vieux téléphone à clapet que Serena traînait depuis le collège.
— En plus, tu n’as pas travaillé toute la journée, tu as fini bien plus tôt que d’habitude. Tu avais largement le temps de passer le prendre.
— Et le réveillon, quand l’aurais-je préparé ?
Serena ouvrit la porte du frigo et désigna les plats qui attendaient sagement.
— Ça, un réveillon ? déclama-t-elle avec dédain. Un animal mort et du gras ? À la place de mon téléphone ? Merci, mais non merci.
— Mais quelle importance que tu l’aies aujourd’hui ou plus tard ? Tant que tu l’as ?
Serena leva le bras et le baissa aussitôt. Marie eut la sensation fugitive que sa fille avait été à deux doigts de la gifler, mais qu’un reste de contrôle l’avait retenue au dernier moment. Comment en étaient-elles arrivées là ? Elle ravala furieusement un sanglot qui cherchait à s’échapper.
— J’ai dit à tout le monde que je l’aurais aujourd’hui. Tu m’entends ? À tout le monde ! Je vais passer pour quoi, moi ? Hein ? Pour une ringarde ? Et toi, pour une sale radine sans parole.
Avant que Marie trouve quelque chose à rétorquer, Serena tourna les talons et franchit le seuil, prête à claquer la porte encore une fois. Mais elle se ravisa, fit de nouveau face à sa mère et déclara calmement, une expression rusée sur le visage :
— C’est pas grave, je vais appeler papa et lui expliquer. Le connaissant, il va m’en commander un et le faire livrer en express. Après-demain, je l’ai. On mange quand ?
Marie n’était pas dupe de ce soudain revirement d’humeur. Oh, comme cette gosse était douée ! Elle tapait d’instinct là où ça faisait mal, où la blessure coupait le souffle, et mettait des semaines à se refermer. Bien sûr que Stéphane lui paierait son smartphone. Il ne savait plus faire que ça, mettre la main au portefeuille, pour compenser toutes les occasions où il n’assumait pas son rôle de père. Entre ses cadeaux extravagants — consoles de jeu, maquillage hors de prix, fringues griffées — et les fois où Marie cédait par lassitude, pas étonnant que Serena s’avère si insupportable, pas vrai ?
Elle jeta un œil à la pendule du micro-ondes. 17 h 22. Serena surprit son regard et laissa échapper un sourire de triomphe.
— Oui, on a encore le temps. En un quart d’heure, on peut rallier le centre commercial. Ça m’étonnerait que la galerie marchande ferme avant 18 heures ou 18 h 30.
Marie tenta mollement un ultime argument.
— Mais il neige dru, ce ne serait pas très intelligent de s’aventurer sur les routes dans ces conditions. On pourrait rester ici, tranquillement, passer une bonne soirée. Tu expliques à tes amis pourquoi il y a eu un contretemps. Et on se rend au magasin le 26. Si ça se trouve, il y aura même des promotions !
— Sur un iPhone ? Tu rêves ! Non, on y va tout de suite. Au moins, je profiterai d’un Noël agréable, au lieu de devoir me farcir ta sempiternelle partie de Scrabble de merde, avec cet abruti de chat qui perd tous ses poils sur mes fringues.
Marie se maudit de sa faiblesse, mais ne dit plus rien. À gestes las, elle enfila ses bottes, son manteau, noua son écharpe autour de son cou et attrapa les clés de la voiture. Serena était déjà dehors, secouant la poignée de la portière passager pour la faire se hâter.
La neige avait tout envahi à vitesse record, le chemin menant à la maison, les rues du village, la départementale. Tout disparaissait sous un voile blanc uniforme, qui reflétait violemment les phares du véhicule. Les roues peinaient à garder la trajectoire, et Marie se félicita de connaître la route par cœur. Lorsqu’elles atteignirent la bifurcation vers la voie express, une longue file de feux arrière se dessinait au loin. Serena laissa échapper un juron disgracieux.
— C’est tout encombré ! Passe par-derrière, par les petites routes.
— Mais enfin, Serena, la quatre voies doit être dégagée. Pas le reste. C’est normal qu’il y ait un peu de monde.
— Tu dis ça parce que tu espères qu’on va se retrouver coincées, et quand il sera trop tard on va juste faire demi-tour.
— Mais non, je t’assure ! C’est plus prudent de privilégier les grands axes.
— Prends à droite, on y sera en cinq minutes, ils sont tous de l’autre côté.
Marie fit taire son instinct qui lui hurlait que c’était stupide et obliqua la petite citadine sur la route déserte, qui contournait la rocade et devait les amener à bon port après quelques kilomètres. Elle se répétait en boucle qu’elles ne risquaient rien, il n’y avait personne. Les mains crispées sur le volant, les mâchoires nouées par le stress, elle feignait d’ignorer les dérapages de plus en plus fréquents, sa difficulté à maîtriser son véhicule. Serena rajoutait à sa tension en consultant ostensiblement sa montre trois fois par minute, et en lui enjoignant d’accélérer, ce que Marie faisait, sans même s’en rendre compte. Le dernier tronçon avant la ville était composé de multiples virages très serrés, qui prenaient une dimension terrifiante dans ces conditions. L’épais rideau de neige se jouait des essuie-glaces et Marie ne distinguait les panneaux réfléchissants annonçant le méandre suivant qu’à grand-peine. À plusieurs reprises, elle fut tentée de s’immobiliser sur le bas-côté et d’abandonner. Elle n’aspirait plus qu’à cesser sa lutte contre les éléments, quitte à affronter l’ouragan Serena. Elle tremblait d’angoisse de rater un virage et d’aller s’écraser contre un arbre.
L’affichage digital indiquait 17 h 46 quand elles firent irruption sur le rond-point brillamment éclairé qui signalait le retour à la civilisation et la proximité du centre commercial. Toutes les enseignes lumineuses des magasins dispensaient une vive clarté rassurante, invitant à les rejoindre et à se réfugier dans la chaleur consumériste de la galerie.
Marie redressa les épaules et inspira longuement. Tous ses muscles étaient contractés, elle les força à se relâcher. L’entrée principale n’était plus qu’à six cents mètres, elles avaient réussi ! Le parking semblait encore plein à craquer, les silhouettes fantomatiques des acheteurs tardifs s’agitaient autour des véhicules, les mains chargées de paquets, ou poussaient péniblement des chariots menaçant de leur échapper à tout instant.
Marie tourna la tête vers Serena. Elle avait perdu son air renfrogné, ses yeux brillaient d’anticipation, comme autrefois. Un sentiment étrange parcourut son ventre, mixture d’amour inconditionnel et d’antipathie. Le lot de tous les parents d’ados du monde, s’amusa-t-elle. Soulagée d’être arrivée à bon port, elle pouvait se permettre un peu d’ironie.
— On dirait bien que tu n’es pas la seule dont la philosophie se résume à « j’achète, donc je suis ». Tu…
Serena
Ils disent que je n’ai presque rien.
Ils disent « prends ce cachet, c’est pour la douleur », ils disent « juste un bras cassé, et une petite griffure sur la joue. Ça aurait été dommage d’abîmer une si jolie frimousse ».
Ils disent que la conductrice du deuxième véhicule n’a pas eu ma chance, qu’elle ne s’en est pas sortie.
Il y a eu les phares, j’ai crié. Enfin, je crois. Maman me regardait, elle n’a pas eu le temps de voir l’autre voiture arriver. Un gros 4 X 4 devenu fou, qui a traversé le rond-point en mordant sur le parterre de fleurs central et qui a foncé droit sur nous. Il y a eu un bruit énorme, le monde s’est mis à tourner dans tous les sens, n’importe comment, pire qu’un manège de la fête foraine. Je ne savais plus où se trouvait le haut ni le bas, j’ai vomi. Je pensais que cet horrible hurlement venait de maman, j’avais envie de lui dire d’arrêter de me casser les oreilles. Mais quand l’univers est redevenu stable, j’ai vu sa bouche fermée. C’est moi qui émettais cette plainte insupportable. Alors, je me suis tue. Les ténèbres muettes sont arrivées, j’ai plongé dans un noir gluant, terrifiant. J’ai cru que j’allais m’y noyer, suffoquer.
Mais non, une lumière m’a fait mal, quelqu’un soulevait ma paupière et forçait la lueur à entrer dans mon œil. J’ai protesté. Le son est revenu, brutal, agressif. J’entendais des gens parler, crier des ordres contradictoires. Personne ne prenait la peine de retirer la neige de mon visage, je me suis assise. Puis levée. Un homme m’a rattrapée avant que je m’approche de notre voiture à cinq mètres de là.
— Reste ici, ma petite. Tu ne devrais pas bouger.
— Maman… ?
C’était sorti de ma bouche sous la forme d’une longue plainte interrogative. L’homme m’a dévisagée avec compassion.
— Mes collègues s’occupent d’elle, ne t’inquiète pas. Tu vas monter dans l’ambulance, et elle va arriver très vite. Promis.
J’avais du mal à focaliser mon regard, tout me semblait flou. Progressivement, j’ai compris que l’homme était un pompier, j’en ai vu d’autres s’affairer là-bas. Ils se penchaient vers l’intérieur sans se soucier du reste. Le pompier m’a forcée à me détourner du spectacle choquant des tas de compresses ensanglantées qui juraient sur la neige. Je suis montée dans l’ambulance, il m’a fourré le sac de maman sur les genoux. Ce n’est qu’alors, en voulant serrer les anses, que j’ai réalisé que quelque chose clochait avec mon bras gauche.
Ils disent qu’elle a été opérée, que ça s’est bien passé. Qu’il faut avoir de la patience maintenant, qu’on ne se remet pas comme ça d’un accident.
Une infirmière est venue me souhaiter joyeux Noël, elle m’a tendu une corbeille débordant de papillotes. J’ai refusé. Je savais que la friandise formerait une boule compacte dans ma gorge, inavalable. J’ai eu envie d’un coca, je suis allée jusqu’au distributeur et personne n’a cherché à m’arrêter. Il y a du monde dans les couloirs, toutes les salles sont occupées. Je vois des gens aux mains enroulées dans des torchons, qui expliquent qu’ils se sont blessés en ouvrant les huîtres.
Après minuit, il y a un arrivage de familles en larmes, suite à une discussion qui a mal tourné, des bagarres idiotes, des arcades qui pissent le sang. Plus tard, des ivrognes sont pris en charge, on les met sous perfusion de je ne sais quoi. Il y a des suicidés aussi, les infirmières leur administrent des lavages d’estomac ou des sutures aux poignets. Je vois tout, je me faufile partout, j’ai l’impression d’être invisible. Mais je ne sais toujours pas où est maman, on ne me le dit pas. Ils disent « attends encore un peu, nous avons réussi à joindre tes grands-parents. Ils sont en route. Tu rendras visite à ta maman quand ils seront arrivés ».
J’en ai assez de jouer la fille docile et patiente.
J’ai bien compris que ce qui compte, ce n’est pas ce qu’ils disent, mais ce qu’ils ne disent pas.
La fatigue me rattrape, mon plâtre m’embarrasse, les chaises en plastique de la salle d’attente sont dures et je ne sais pas trop comment me positionner. À un moment, je ferme les yeux, juste pour les reposer un peu. Mon cerveau voudrait dormir, mais j’ai trop peur de sombrer de nouveau dans l’obscurité de l’accident, je me mords la joue pour provoquer une douleur suffisante et lutter contre l’effet d’oubli des cachets. Une femme murmure :
— C’est la fille.
Je suis aussitôt en alerte. Il n’y a que moi dans la pièce, on parle forcément de moi. Je garde les paupières closes et je m’oblige à respirer de façon régulière.
— Personne ne lui a rien dit, j’espère ? répond une voix masculine.
— Non, docteur. Elle est choquée, l’interne a préféré surseoir à l’entretien jusqu’à ce que les grands-parents la rejoignent.
— Bien, bien.
J’entends un froissement de papiers.
— Si elle passe la nuit, ça sera déjà un miracle, reprend l’homme. Pauvre gamine, le jour de Noël en plus. Je vais dormir un peu, prévenez-moi s’il y a du nouveau.
Des pas s’éloignent et je risque un coup d’œil discret. Ils sont partis.
J’étouffe, j’ai besoin de prendre l’air. Je me faufile vers les portes automatiques, elles s’ouvrent sur une bouffée froide et je m’esquive. Tout de suite à droite, je vois un banc sur lequel je m’assieds, j’ai toujours le sac de maman. Son téléphone vibre, je fouille pour l’examiner. Cinq messages vocaux et plusieurs SMS. Celui qui vient d’arriver émane d’une de ses copines. Joyeux Noël ma biche ! Il n’y a pas d’image ni d’émoticône, le téléphone de maman est encore plus antique que le mien.
Et là, l’appareil dans ma paume me jette la hideuse réalité à la figure : j’ai tué ma mère pour un iPhone.
Je retourne à l’intérieur et j’explore jusqu’à la trouver. S’il n’y avait pas son nom sur un bracelet à son poignet, j’hésiterais à la reconnaître. Elle est branchée à tout un tas de machines qui ronronnent, un tuyau émerge de sa bouche. Elle est blafarde comme un fantôme de film d’horreur. Ses paupières tressautent par instant, et j’ai l’impression que même au fond de son coma, elle souffre. Un drap la recouvre jusqu’au menton, que je n’ose pas soulever, de peur de ce que je vais trouver dessous. Je repense à tout le sang quand les pompiers l’ont prise en charge.
Dans son sac, il y a son lecteur MP3, elle écoute la musique à sa pause déjeuner. C’est le seul moment où elle en a l’occasion. À la maison, mon enceinte beugle en permanence, comment pourrait-elle passer les morceaux qui lui plaisent ? J’ai honte.
Je pose un écouteur sur l’oreiller près de la tête de maman, l’autre dans mon oreille et j’enclenche le lecteur. Une mélodie envoûtante m’envahit le crâne, une voix hypnotique s’y imbrique étroitement. Ça n’a rien à voir avec les chansons prétendument latinos qui ont la cote au lycée, et que je fais semblant d’apprécier pour ne pas être rejetée. C’est beau et doux. C’est comme se pelotonner dans les bras de sa mère à la fin d’une mauvaise journée.
Maman.
J’ai quinze ans, j’ai tué ma mère et je ne suis qu’une sale égoïste. Mes ongles vernis appuient sur la peau de mon avant- bras, de plus en plus fort. Je me laboure jusqu’au sang, pour expier.
— What are you doing, sweetie ? That’s useless ![1]
Je sursaute. Une ombre se détache des autres près de la porte. J’ai fait allemand et espagnol, je ne parle pas un mot d’anglais.
— No English, no English !
— Ah, OK. En français, alors.
La femme s’exprime avec un accent charmant, qui me donne envie de pleurer.
Elle s’approche.
Elle est petite, d’une minceur dont je rêverais. Ses poignets fins mettent en valeur ses mains racées. Sa peau est sombre et ses yeux encore plus. Elle dégage une aura incroyable. Bizarrement, elle porte une robe de soirée à jupe de princesse, rouge vif, et des talons d’une hauteur absurde. Pourtant, je ne discerne aucun cliquètement sur le carrelage quand elle se déplace. D’ailleurs, elle semble plus glisser que marcher.
— Tu es triste, énonce-t-elle comme une évidence.
Je hoche la tête.
— Pourquoi ?
Alors, je lui raconte. Le téléphone, la pression exercée sur maman, la voiture, l’accident.
Les chansons s’enchaînent, toutes plus apaisantes les unes que les autres. La femme m’écoute, nimbée d’une espèce de brouillard pailleté irréel.
— Et si tu saignes, qu’est-ce que ça va changer ? Tu te blesses, tu crois que ta maman voudrait ça pour toi ? Bullshit ![2] Quelle mère désire que son enfant saigne pour elle ? Aucune.
Je ne sais pas comment lui expliquer, lui dire que je souhaiterais mourir pour maman, que je suis prête à échanger ma vie contre la sienne. Que si elle meurt, je meurs aussi, même si mon enveloppe corporelle vit toujours. Tout ce qui me vient à l’esprit est d’une platitude absolue. Les mots ne peuvent pas exprimer le maelstrom d’émotions qui m’ébouillantent le cerveau : peur, culpabilité, amour, remords, regret…
— Vous êtes belle.
Ça n’a rien à voir, pourtant ça me semble approprié.
— Qui êtes-vous ?
Un petit rire flûté s’égrène dans l’air confiné de la chambre. Il atomise les senteurs de détergent et d’antiseptique, couvre les bruits mécaniques des machines, épouse à la perfection les notes qui continuent à s’échapper des écouteurs. C’est un rire de fée, porteur de sérénité et de magie.
— Je suis l’amie de ta maman, j’accompagne ses joies et ses peines. J’étais présente quand elle caressait son ventre rond, quand ton père est parti, quand elle a mal à l’âme ou quand son cœur chante comme un oiseau. Et, tu vois, je suis là pour l’aider à passer de l’autre côté.
— Elle ne vous a jamais évoquée ! C’est bizarre.
— Oh si, à sa façon elle l’a fait. C’est toi qui n’as pas écouté. Ses yeux te parlaient de moi, ses cheveux dans le vent, son air rêveur parfois.
Plus ça va, plus j’ai l’impression de planer dans une réalité alternative. Qu’est-ce qu’ils ont mis dans les cachets ? Son discours paraît dingue et logique à la fois. Quelque part au tréfonds de moi, ses mots font écho.
— Vous pouvez vous approcher, si vous voulez. Lui prendre la main, ce genre de truc. Peut-être qu’elle le sentira. Il faut tout essayer, non ?
De nouveau ce rire. Il résonne contre les murs de la pièce, rebondit vers moi comme une caresse.
La femme s’avance dans un froufrou de jupons, elle immobilise sa main au-dessus de l’épaule de maman, paume vers le bas. Elle l’abaisse progressivement, jusqu’à la toucher. Sa main s’évapore en une nuée d’étincelles bleutées dès qu’elle entre en contact avec le drap. Je me frotte les yeux, bouche bée.
— Qui êtes-vous, vraiment ? je répète, balbutiante.
— Peut-être que je n’existe que dans ton imagination, ou dans la sienne. Peut-être qu’elle m’a invoquée pour te dire au revoir. Ou la sauver, qu’en penses-tu ?
Ses paroles font naître un espoir insensé. Quitte à me trouver soudainement plongée au beau milieu d’un foutu téléfilm Disney de Noël, autant explorer toutes les possibilités.
— Vous voulez dire que je peux faire quelque chose pour elle ?
Ses dents luisent de façon surnaturelle quand elle me sourit avec indulgence.
— C’est à ça que sert une nuit comme celle-ci, non ? Regarde…
Elle pose sa deuxième main sur maman, un cercle de vapeur fraîche s’élève et s’écarte comme un rideau. Sur le mur du fond, une scène défile, au grain grossier, cela me rappelle les vieux films en super 8 que mon grand-père aime bien visionner, où l’on voit maman et sa sœur quand elles étaient enfants. Sauf que là, c’est maman et moi devant mes yeux.
Nous sommes installées dans le salon, moi sur le canapé et elle sur le fauteuil. Le chat est collé à moi, je le caresse distraitement, concentrée sur les lettres du Scrabble devant moi. Deux mugs fumants jouxtent deux assiettes où ne subsistent que quelques miettes de tarte. Il n’y a pas de son, et pourtant j’entends la voix de maman dans ma tête en même temps que ses lèvres bougent.
— Je suis désolée pour ton téléphone, Serena. J’espère que le gilet et le collier te plaisent et t’aident à patienter. Nous irons dès que possible.
L’autre moi lève les yeux et déclare :
— Aucune importance, ma petite maman. Ce n’est qu’un gadget, je n’en ai pas tant besoin que ça. Il y a des choses bien plus fondamentales dans la vie !
Cette dernière phrase, je m’entends la prononcer dans mon esprit et mes lèvres la miment réellement. Je ne savais pas que j’allais le dire et pourtant je le dis, en parfaite synchronisation avec mon image sépia sur le mur.
Puis l’autre Serena adresse un clin d’œil à l’autre maman
— Comme de gagner cette partie ! Tu en as déjà remporté deux, il est temps que je me rattrape.
Nous éclatons de rire, l’image se dissout peu à peu.
— C’est ce qui aurait pu être, ce qui aurait dû être, sans mon obstination et ma bêtise.
Ce n’est pas une question, mais une simple constatation. Des sanglots me plient en deux, je distingue à peine la femme au travers des larmes qui brouillent ma vision. Elle hoche la tête, navrée.
— Pouvez-vous changer les choses, revenir en arrière ou je ne sais quoi ?
— Non, personne ne peut altérer le passé. Le futur, en revanche…
— Faites-le, je vous en supplie ! Je ferai tout ce que vous me demanderez, n’importe quoi. Sauvez ma maman, s’il vous plaît.
Je pleure, je tombe à genoux. Mon plâtre cogne contre le rebord du lit tellement je tremble. Les ondes de douleur me laissent indifférente, elles n’ont pas d’impact sur moi.
La femme me caresse la joue, c’est comme être effleurée par un nuage.
— Moi je ne peux rien faire. C’est à toi d’y croire, à toi de réussir. Tu dois trouver les mots qui vont la convaincre de te revenir. Quelque chose qui la ramènera.
Je réfléchis. Le visage de maman a pris une consistance cireuse, un gros bandage dissimule ses cheveux bruns. Je pose ma tête à côté de la sienne, ma main en coupe sur son menton. De simples mots d’amour ne suffiront pas, ni mes excuses. Des souvenirs tourbillonnent autour de nous, nous sommes isolées dans une bulle, maman, l’inconnue et moi. Une nouvelle chanson commence dans le lecteur, la femme chante le premier couplet.
You and me we’re meant to be
Walking free in harmony
One fine day we’ll fly away
Don’t you know that Rome wasn’t built in a day ?
Je ne comprends pas les mots, mais je perçois l’intensité émotionnelle qu’ils transportent. Et tout d’un coup, je sais.
— Je ne l’ai pas mis sous le sapin, mais j’ai un cadeau pour toi, maman. Un vrai de vrai. Papy et mamy m’ont aidée à le payer, j’ai économisé pendant des mois pour te l’offrir. Il est caché sous mon lit, je ne voulais pas que tu le voies trop tôt, ça aurait gâché la surprise. C’est pour ça que j’ai râlé quand tu as commencé à ranger ma chambre. C’est un chevalet avec tout le nécessaire pour que tu puisses te remettre à la peinture, comme avant. Je sais que tu as arrêté parce que papa se moquait de toi. Mais moi je crois en toi, et je t’aime. Je voudrais que tu réalises mon portrait. Tant pis s’il est maladroit, ou même raté. Il sera plus beau que toutes les œuvres d’art du monde entier. Je t’aime maman, ne me laisse pas…
Au début, c’est juste un frémissement, à peine perceptible, une ondulation du corps inerte. Puis, je sens des mouvements plus nets, volontaires. Enfin, les machines s’affolent, ça bipe de partout et maman tousse. Elle lutte pour expulser le tuyau qui lui irrite la gorge. La porte s’ouvre, la lumière jaillit et me heurte les pupilles. Une infirmière me pousse sans ménagement et maintient maman. Une autre lui parle.
— Calmez-vous, madame, calmez-vous. Vous êtes intubée, je vais vous enlever le tube et vous vous sentirez mieux.
Maman roule des yeux affolés dans tous les sens, jusqu’à trouver les miens. Une larme coule sur sa tempe. Elle a des haut-le-cœur violents, qui s’apaisent rapidement.
— Soif… parvient-elle à croasser.
Les infirmières échangent un regard sidéré, elles n’en reviennent pas. L’une d’elles verse quelques gouttes d’eau sur les lèvres desséchées. L’autre murmure :
— Incroyable ! Je vais chercher le médecin.
Maman fixe un point derrière moi. Je me retourne. La femme mystérieuse n’apparaît plus que comme un brouillard transparent, elle se dissipe dans une ultime note quand le lecteur MP3 s’éteint, faute de batterie. Dehors, les prémisses d’une aube radieuse se devinent dans une altération de l’opacité du ciel. La neige ne tombe plus.
Maman se soulève pour mieux saisir les derniers fragments de l’étrange présence.
— Skye… soupire-t-elle.
Cette nouvelle est dédiée à Skye Edwards, la talentueuse chanteuse du groupe Morcheeba. Elle accompagne tant de mes heures solitaires d’écriture qu’elle fait un peu partie de moi.
Je suis certaine que si vous écoutez sa voix un soir d’hiver, un soir de neige, un soir de Noël, vous aussi serez capables de tous les miracles.
Rien ne pourra me convaincre du contraire.
Essayez…
[1] « Que fais-tu, ma chérie ? Ça ne sert à rien ! »
[2] Conneries !