Fleur de fumier

Je gagne ma vie avec les morts. Pas de la façon transparente et légitime que vous pourriez vous imaginer.

Je ne suis pas conseiller funéraire, thanatopractrice, maître de cérémonie ou fossoyeur. Je ne suis pas employée par une marbrerie ni par un taxidermiste. Je ne possède pas l’aura glamour d’un médecin légiste ou d’un technicien de scène de crime. Et je suis encore moins bourreau.

À aucun moment je ne suis mise en avant. Vous ne m’avez jamais vue et vous ne me verrez jamais. J’officie dans l’ombre, à l’abri derrière l’anonymat le plus complet.

Contrairement aux professions que je viens de citer, je ne pense pas avoir une réelle utilité. Je ne représente qu’un confort offert à ceux qui m’emploient, un gain de temps. Un petit avantage dans la rivalité qui les oppose à leurs confrères.

Dans ma partie, pour vivre, il faut que les autres meurent. Plus ils passent l’arme à gauche, plus je palpe. J’accueille les canicules et les hivers rigoureux avec une joie teintée de honte, puisque chaque dérangement climatique m’apporte sa moisson salariée. Je guette le retour de la grippe avec une impatience inquiète. Se montrera-t-elle dure cette année ? Emportera-t-elle avec elle suffisamment de « clients » pour assurer ma subsistance jusqu’au printemps ?

Je m’énerve intérieurement contre ceux qui déjouent tous les pronostics et s’accrochent à la vie de façon déraisonnable, ceux dont j’attends le trépas depuis mes débuts dans cette profession, il y a maintenant plus de dix ans. Puis je culpabilise aussitôt. C’est tellement horrible de souhaiter la mort de personnes qui ne vous ont rien fait !

Je suis une fleur de fumier, qui prospère sur le terreau gras des cadavres.

« Il n’y a pas de sot métier », aimait répéter ma grand-mère. C’est vrai. Toutefois, le mien n’en est pas pour autant reluisant. Ce n’est pas le genre d’emploi dont on se vante en société. Les gens ne comprendraient pas. Quand on m’interroge, je réponds en noyant le poisson que je suis dans le business funéraire.

En général, mes interlocuteurs ne poussent pas beaucoup plus loin. La mort n’est pas le sujet idéal dans une soirée entre amis. Il arrive parfois que certains insistent un peu, me demandent de développer. Je leur cloue le bec avec ma phrase fétiche :

— Pourquoi ça t’intéresse ? Tu fais partie de ces voyeurs malsains que titillent les détails morbides ?

Échec et mat. S’ils persévèrent, ils perdent la face et subissent les quolibets du reste de l’assemblée.

Bien que je dispose de toute liberté dans mes horaires, que je bosse de chez moi, sans patron ni contraintes d’aucune sorte, mon travail ne présente pas que des avantages. Comme les médecins, j’ai des journées à rallonge, je suis d’astreinte et je ne peux pas réellement considérer profiter de week-ends ou de vacances. Vous savez, le fameux « y-a-t-il un docteur dans la salle ? », où tu te dois d’intervenir, même si tu viens à peine d’entamer ton mi cuit au chocolat. À tout moment, tu dois te tenir prêt à secourir et soigner. Car tu en as fait le serment.

On peut considérer qu’en me lançant dans cette branche, j’ai prêté le serment d’hypocrite. Ce n’est pas facile à vivre tous les jours, croyez-moi. Afficher une mine compassée quand quelqu’un me parle du récent défunt, alors que j’entends le ding ! joyeux du tiroir-caisse qui se remplit…

Mais ce n’est pas le plus pénible.

Le pire : devoir être toujours joignable. 24 heures sur 24, 365 jours par an. Je dois m’assurer de ne jamais passer plus de quelques minutes dans une zone non couverte par les antennes. Mon téléphone doit en permanence pouvoir se connecter à Internet. Et disposer de suffisamment de batterie pour recevoir et envoyer des mails.

Vous imaginez le stress que cela implique ? Je consulte compulsivement l’écran de mon portable dix-huit fois par minute ! Je vérifie les barres de réseau, l’accès à la 4G, le niveau de charge. Dès que je mets un pied hors de chez moi, même pour aller à la boulangerie au coin de la rue, je me coltine pas moins de trois batteries externes remplies à bloc. Cela devient une hantise, une phobie, la peur du téléphone qui s’éteint au pire moment.

J’en ai des aigreurs chroniques.

Et mon sommeil ? Compliqué. Perturbé.

Les vivants ont la fâcheuse manie de tirer leur révérence n’importe quand, sans se soucier de ceux qui vont devoir gérer derrière eux. Ils ont rarement l’élégance de clamser pendant les heures de bureau. Quelle ingratitude.

Mes acheteurs appellent à toute heure du jour ou de la nuit et je me dois de répondre. À la rigueur, ils accepteraient que je loupe un coup de fil de temps à autre, disons une fois par an. Mais pas plus. Sous peine de perdre ma crédibilité et ma réputation de professionnalisme à toute épreuve.

À force d’opiniâtreté et de travail acharné, je me suis hissée tout en haut du podium. Je suis celle à qui on pense en premier, celle qu’on contacte en priorité. Je suis quasiment la seule, en réalité. Mais je ne doute pas que rôdent de jeunes loups aux dents longues, prêts à me voler ma place, si je montre ne serait-ce qu’un soupçon de relâchement.

Alors, j’ajoute à mes craintes diurnes la terreur nocturne de la sonnerie que je n’entendrais pas, pour cause de sommeil trop profond. Je me contente de somnolences brutalement interrompues par des réveils en sursaut, où je consulte fébrilement mon écran, vérifiant qu’il n’affiche pas d’appels en absence. Avant de replonger dans un assoupissement troublé.

Je n’ai pas encore quarante ans, j’en parais soixante. Comble de l’ironie : je vais sans doute vivre beaucoup moins vieille que ceux dont je m’occupe le plus souvent.

Je suis nécrologue, un métier qui ne possède pas vraiment de dénomination officielle. Peut-être faudrait-il dire nécrologiste. Je ne sais pas. Je rédige par avance les notices nécrologiques pour les journaux, magazines, émissions de télé, sites Web… Dès qu’une personnalité décède, c’est la course dans tous les médias. C’est à celui qui fera paraître au plus vite la notice la plus complète, la plus intéressante, la plus ceci, la plus cela. Pour attirer le chaland et pouvoir faire les yeux doux aux annonceurs, l’article se doit d’accrocher et de plaire.

C’est con, hein ? Utiliser la mort d’un grand philosophe par exemple, pour mieux vendre des barils de lessive ou des pâtes, ça donne à réfléchir sur l’absurdité de notre monde.

Pendant longtemps, ce genre de mission était dévolue aux journalistes débutants, c’est de cette façon que j’ai commencé. Bien souvent, ils n’avaient pas assez de bouteille pour pondre de façon satisfaisante les cinq cents mots réclamés. En fait, la plupart du temps, ils ignoraient qui pouvait bien être le défunt. Cela donnait des nécrologies sans âme, sans saveur. Trop jeunes, pas assez cultivés.

Par chance — ou par malheur, c’est selon —, la qualité de mes articles m’a rapidement portée à l’attention des décideurs. Très vite, on s’arrachait mes papiers et j’ai pu passer freelance.

Un magazine people veut la bio d’une starlette victime d’une overdose ? Pas de problème, je ponds deux pages en insistant sur son tour de poitrine et ses nombreuses aventures amoureuses.

Un journal très sérieux compte faire sa une sur la tristesse de la perte d’un grand intellectuel ? Pas de problème, je lui envoie mille mots érudits sur la carrière de l’homme.

Une émission de divertissement veut rendre hommage à cette actrice foudroyée par un cancer ? Je gère, les interventions des invités sont calibrées au mot près.

Un site d’informations souhaite se moquer gentiment d’un politicard retrouvé mort entre les draps de sa trop jeune maîtresse ? Je suis celle qui saura doser humour et respect.

Dit comme ça, cela semble simple, pas vrai ?

Pourtant, ce sont des centaines d’heures de travail en amont. La chambre d’amis de mon appartement, spacieuse, ressemble désormais à un cagibi, tant le moindre espace y est occupé. Mes trois ordinateurs et leurs neuf écrans tournent non-stop. J’ai paramétré des milliers d’alertes, je suis l’actualité des quatre coins du monde. Mes étagères croulent sous le poids de la quantité ahurissante d’abonnements que je reçois, des magazines hérissés de post-it multicolores, me permettant de retrouver rapidement chaque information pertinente sur telle ou telle personnalité.

Mon cloud comporte une arborescence complexe qui regroupe les personnes susceptibles de bénéficier d’un article quelconque à leur décès. Je les ai classées par catégorie, et, au sein de chaque catégorie, par degré d’importance. Et, pour chacun, une publication adaptée au public ciblé. J’ai également accumulé une photothèque fournie, pour contenter les clients les plus paresseux. Évidemment, si je joins des clichés, mon tarif augmente de façon significative.

Les acheteurs s’en foutent. Cela leur revient de toute façon moins cher que de créer leur propre bibliothèque nécrologique.

Je suis à la tête d’un immense cimetière virtuel, d’une médiathèque de Schrodinger où has-been comme célébrités en vogue sont à la fois morts et vivants.

Bien sûr, le système évolue constamment. Tel écrivain encore un peu obscur peut atteindre les spotlights du jour au lendemain, après un best-seller. Au contraire, une actrice prometteuse se trouve rétrogradée faute de rôles sérieux ou si elle tombe dans le porno.

Chaque divorce, chaque naissance, chaque nouveauté de ceux que je compile m’oblige à actualiser leur fiche et à remanier leur notice.

Il y en a pour tous les goûts, pour toutes les bourses.

Ma base de données s’apparente à une hydre à multiples têtes, qui ondule au gré des évènements. Un serpent insatiable que je dois nourrir, nourrir, nourrir, sous peine de le voir un jour se dessécher et me laisser démunie. Une bête qui pourrait bien un jour me dévorer, si je n’y prends pas garde. Je ne peux me permettre de me reposer, ce serait couler.

Il est impératif que dans la minute qui suit l’annonce d’un mort célèbre, je me montre prête à fournir une notice nécrologique adaptée et de qualité, au premier qui me la réclame. Vite, vite, vite…

Je suis fatiguée, tellement fatiguée.

Dans exactement vingt-deux minutes, nous serons le 25 décembre. Noël. Ce truc que je n’ai pas fêté depuis fort longtemps. Les jours fériés me mettent sur des charbons ardents, et Noël plus particulièrement. Car ils signifient équipes squelettiques dans les rédactions, service minimum partout, information un tantinet plus lente à circuler. Par ricochet, ce sont justement les jours où je n’ai pas d’autre choix que d’être opérationnelle à 100 %.

J’ai l’habitude.

Mon téléphone a sonné tout à l’heure, à 23 h 25. Une gourde de candidate de téléréalité a trouvé le moyen de se casser la gueule du cinquième étage pendant un réveillon un peu trop « poudré ». Carrière courte, QI presque négatif, capacité à s’exprimer nulle. Mais gros nichons et immense popularité. Sa notice est écrite depuis des mois, il suffit de rajouter les circonstances de sa disparition, avec force trémolos et chagrin feint et ce sera plié. Cette gonzesse va occuper le devant de la scène pendant au moins une semaine, je n’en doute pas un instant. Les demandes vont commencer à affluer, je n’aurai qu’à y répondre en changeant une phrase ici et une virgule là.

J’ai l’habitude.

Je n’avais juste pas prévu le minuscule grain de sable.

Le téléphone a sonné de nouveau, à 23 h 31. Je me suis réjouie. Deux disparus illustres en si peu de temps, voilà qui allait engraisser mon compte en banque. Et accessoirement, occuper ma journée de Noël, à regarder les médias se tirer la bourre, à celui qui donnerait dans la surenchère la plus abjecte pour l’emporter dans la course aux clics et aux lecteurs. Avec un peu de chance, cela pouvait signifier pour moi quelques commandes supplémentaires, des articles de suivi faits à la demande. Grassement rémunérés.

Mais non. Ce coup de fil là, c’était pour m’annoncer que Josie venait de mourir.

Josie a vécu 97 ans, dont 45 années de dur labeur. Elle était femme de ménage, chez des gens riches, des bourgeois. Toute sa vie, elle a côtoyé le luxe, constaté comme tout est facilité par l’argent. Sans jamais en profiter. Elle a ravalé sa fierté à coups de plumeau, enfoui ses rêves et ses aspirations au fond des sacs poubelle des autres.

Josie a perdu son mari trop jeune, elle a élevé son fils comme elle a pu, avec ses horaires merdiques et sa paye minable. Elle a dû supporter d’être rabaissée, transparente aux yeux de ses employeurs successifs. Sauf en cas d’erreur ou d’oubli, où elle redevenait subitement visible, et où l’on savait retenir des sommes sur son salaire ou l’humilier sous des tartines de mépris.

Elle a pleuré son fils et sa belle-fille, partis dans un accident de voiture. Elle a pleuré sa petite-fille, distante et indifférente.

Josie a vécu des années durant dans un entresol de 13 m², insalubre et humide, équipé seulement d’une minuscule lucarne donnant sur une cour triste. Brisée par l’arthrite et l’emphysème, elle a quitté son logement trop petit pour une chambre d’EHPAD encore plus minable. Elle a décliné peu à peu, la souffrance ne la laissant jamais en paix, ses articulations gonflées l’empêchant de prendre soin d’elle-même. Livrée sans défense à un personnel exténué et débordé, elle a périclité.

Ce soir, Josie est morte. Sûrement seule, sans personne pour serrer ses mains noueuses et caresser sa joue ridée. Personne pour lui souhaiter une dernière fois un joyeux Noël. Josie est morte abandonnée.

Il n’y a pas de quoi être fier.

JE n’ai pas de quoi être fière.

Josie, c’est ma mamie. Celle qui me confectionnait des sablés à la confiture quand elle venait me garder.

J’ai préféré la laisser vivre ses ultimes heures dans cette chambre glauque plutôt que de lui tenir compagnie. Et pour quoi ? Pour qui ? Pour rester disponible et annoncer au monde qu’une pétasse siliconée défoncée à la coke a tiré sa révérence en imitant un oiseau, sans ailes ?

Pour quelle raison cette Krystalle de merde aurait plus d’importance et de valeur que ma mamie ?

Je sais que ce que je m’apprête à accomplir me grillera dans toute la profession, sans doute définitivement. J’ai conscience que mes actes auront des conséquences.

Je m’en fous.

Je dispose d’un crédit tel, que tous m’accordent une confiance illimitée. Dans la course à la vitesse, chaque micro seconde pèse. Ils sont habitués à ce que mes nécrologies soient irréprochables et tapent dans le mille. Je les leur transmets, ils les publient. Je mettrais ma main à couper que personne ne me relit. Le délai moyen entre mes envois et la parution est trop court pour qu’une quelconque relecture ait lieu. Je table là-dessus, pari fou. C’est d’autant plus vrai cette nuit. Les rares connards présents dans les rédactions doivent être bourrés depuis des heures. Ils vont choisir la facilité.

La gueule de bois va être sévère demain matin, quand ils vont réaliser qu’ils ont affiché en une, avec titre en triple gras et sur cinq colonnes, la nécrologie d’une larbine anonyme, une vieille nobody, une Josie franchouillarde sans intérêt.

Je m’en fous.

Je suis fatiguée de ce cirque, cette vacuité, ces pseudo-urgences superficielles.

Qu’ils aillent tous au diable !

Je m’installe devant l’ordinateur. Les mails affluent déjà. Ils réclament leur ration de flatte-foule, exigent mes mots générateurs de pognon. Les annonceurs piaffent.

J’ouvre le traitement de textes.

Ils vont en avoir pour leur oseille.

J’écris.

Elle s’appelait Josie…

Joyeux Noël, les cons !

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