Le tremblement de terre qui a ébranlé le monde le 24 juin, suite à la décision de la Cour Suprême des États-Unis de donner la liberté à chaque état de légiférer sur le droit à l’avortement, a plongé des millions de femmes (et d’hommes) dans une sidération dont il est difficile de s’extraire.

Tout le monde a conscience qu’il s’agit juste d’un premier pas vers une restriction terrifiante des droits des femmes et des minorités (LGBT en tête). Nous attendons tous avec une angoisse non dissimulée ce qui va advenir suite à cette volte-face historique.

Par un hasard de calendrier, la nouvelle est tombée alors que j’écrivais une nouvelle « spin-off » de La Divine Proportion. En effet, depuis la sortie du roman en 2020, ses lecteurs me réclamaient une histoire relatant comment l’afflux de réfugiées américaines vers la France, qui tiennent une place importante dans l’intrigue, avait pu être initié.

Ce que j’avais imaginé en 2018 dans un coin de mon cerveau pendant l’écriture de La Divine Proportion, et que je mettais en place dans cette nouvelle, est tellement similaire à ce qui se passe en ce moment que j’en ai froid dans le dos.

Depuis le 24 juin, j’ai beaucoup entendu de gens de ma génération se réfugier dans le « c’était mieux avant ». Moi la première, pas plus tard qu’hier soir, dans une discussion avec mon mari, où nous nous disions la chance que nous avions eue de grandir dans les années 80.

Et puis, je me suis posée, j’ai pris le temps de réfléchir, de scruter l’Histoire.

Je suis née en 1969.

À ma naissance, la peine de mort était toujours en vigueur, même si elle n’était plus appliquée (le dernier condamné exécuté l’a été en 1977). Il a fallu attendre 1981 et Robert Badinter pour qu’elle disparaisse enfin, dans la foulée du formidable vent d’espoir de l’élection de François Mitterrand (je garde encore précieusement en mémoire la fête entre voisins le soir du 10 mai 1981, même si je ne saisissais pas les enjeux).

Les femmes ne disposaient du droit de gérer leurs biens propres et travailler sans le consentement de leur mari que depuis trois toutes petites années.

L’avortement était toujours illégal, il ne l’a plus été qu’en 1975. Bien sûr, à six ans, je n’en ai rien su. Quand j’ai été en âge de comprendre ce qu’était une interruption volontaire de grossesse, c’était suffisamment entré dans les mœurs pour que je ne me pose même pas la question de sa légitimité. En tant qu’adolescente, puis en tant que femme, j’ai vécu avec l’idée réconfortante que je pouvais facilement y recourir si le besoin s’en faisait sentir. Quelle que soit la raison.

Le droit à la contraception, lui, n’existe que depuis 1967.

Le harcèlement scolaire dont mon frère et moi avons souffert pendant une partie de notre scolarité n’était pas encore reconnu comme tel. Adultes comme enfants le glissaient sous le tapis. On n’en parlait pas, on ne luttait pas contre. C’était une fatalité dont il fallait s’accommoder, tant pis pour les séquelles.

La maltraitance éducative, psychologique, physique, les coups, les brimades dans le milieu familial étaient monnaie courante. Et c’était considéré comme NORMAL. J’ai souvenir de camarades d’école qu’on retirerait à leurs parents aujourd’hui, mais qui ont subi sévices et mauvais traitements jusqu’à l’âge adulte, sans que quiconque ne soulève ne serait-ce qu’un sourcil.

Les agressions sexuelles sur mineur commençaient tout juste à trouver quelques timides voix pour les condamner. Mais la romantisation intellectualisée de la pédophilie avait encore de beaux jours devant elle. Il suffit de chercher sur internet le passage de Gabriel Matzneff à Apostrophes en 1990 pour avoir envie de vomir. En 1990, bordel

Et le succès incroyable des photos de David Hamilton dans les années 70-80, on en parle ? (Hamilton qui a d’ailleurs été récemment accusé lui-même de pédophilie). En tant que petite fille, je me souviens d’avoir toujours ressenti un malaise que je ne savais comment définir face à ces clichés très érotisés de gamines. Ce n’est qu’à l’âge adulte que j’ai compris ce qu’ils avaient de glauque.

Ayant moi-même été victime des attouchements d’un pédophile à l’âge de 10 ans, je mesure le chemin parcouru depuis. La réponse des adultes à ma détresse a été à l’époque complètement inadaptée, puisqu’on m’a dit que « ça arrivait souvent, à plein de monde, et qu’il fallait juste l’oublier ». Je n’en veux ni à ma famille, ni à l’institution scolaire (cela s’était passé pendant une sortie). Tous étaient démunis, sans formation, sans prévention digne de ce nom pour savoir comment répondre à des faits encore incroyablement tabous dans la société.

Deux hommes ou deux femmes amoureux devaient encore se cacher, mentir aux autres et à eux-mêmes, trop souvent vivre des vies à l’opposé de ce que leur cœur leur soufflait. L’alinéa 2 de l’article 331 de l’ancien code pénal (qui prévoyait l’incrimination de « quiconque aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu mineur du même sexe ») n’a été retiré qu’en 1982. Dans les faits, la majorité sexuelle était accordée dès 15 ans aux hétéros et 21 ans pour les homosexuels. Jusqu’en 1982, donc, le code pénal contenait les mots CONTRE NATURE. Ce qui en dit long sur les mentalités.

Le racisme et les discriminations associées s’étalaient sans complexes dans les classes moyennes et supérieures (je suis fière de penser que dans ma petite ville de Seine-Saint-Denis, communiste et ouvrière, nous avons grandi en nous fichant bien des origines ethniques de chacun).

 SOS Racisme, qui a impulsé de nouvelles idées et fait pression sur les politiques n’a été fondé qu’en 1984.

Le tabagisme et l’alcoolisme étaient non seulement acceptés, mais encouragés. Tout le monde fumait partout, tout le temps. Dans les logements, les voitures, les magasins, les établissements scolaires, les transports… J’ai connu des cours de fac où les profs enchaînaient clope sur clope. Ne buvant pas d’alcool, j’ai passé ma jeunesse à essuyer des réflexions désobligeantes « tu n’es pas drôle », « tu ne sais pas t’amuser », « tu casses l’ambiance », « bois du vin, t’es française, après tout ! »

La loi Évin, c’est 1991

Alors, oui, les années 70-80, c’était sympa ! L’émergence petit à petit de tout un tas de bribes de liberté, une à une. Une vraie insouciance, les débuts et la démocratisation de technologies qui ont changé la vie et libéré nombre de femmes. Un vent de tolérance, d’acceptation de l’autre, d’affirmation de soi et de ses différences. Un bouleversement en profondeur de la société et de la relation de l’individu avec l’état, qui a cessé d’être d’un paternalisme insupportable.

Avec le recul, je réalise le courage incroyable qu’il a fallu à ceux qui ont initié ces changements. Moi, je me suis contentée d’en savourer les bienfaits en grandissant.

Combien de souffrances individuelles ? Combien de destins abîmés, gâchés, brisés, avant que naisse une société plus égalitaire ?

Une société que dans notre grande naïveté nous pensions aller vers toujours plus de progrès, avec sans cesse de nouveaux acquis que nous pensions gravés dans le marbre. Acquis pour l’éternité.

L’actualité nous prouve à quel point tout cela reste fragile et en danger permanent.

Je pense à Gisèle Halimi, Simone Veil, Simone de Beauvoir qui auront au moins évité d’assister à tout cela. Je pense à Élisabeth Badinter qui doit pleurer toutes les larmes de son corps ces temps-ci.

Alors, oui, par bien des aspects, c’était mieux avant. Mais ce sont ceux qui ont le plus profité d’une jeunesse légère et optimiste qui orchestrent aujourd’hui la mise à mal des droits humains en général et ceux des femmes en particulier, dans un grand écart cérébral incompréhensible.

Pardon aux générations qui arrivent, à qui on laisse un bordel sans nom dans tous les domaines. Nous avons commis le péché de crédulité à tellement de niveaux. Et l’unique arme qu’on leur tend, c’est le point médian et l’écriture inclusive…

Maintenant, je vais essayer de retourner à ma nouvelle et l’adapter, puisque la réalité a rattrapé ma fiction.

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