Avant, Là-bas
En toutes choses, le souverain fait loi. Lui seul sait, lui seul décide. Car pour les siècles des siècles, Il maintiendra l’équilibre. (Phrase gravée au frontispice du château des rois du Ponant) |
Quiconque serait assez fou pour pénétrer dans la forêt des Brumes, assez stupide pour la traverser d’est en ouest et assez chanceux pour ne pas périr durant son passage finirait immanquablement par se trouver acculé au bord d’un ravin vertigineux.
La roche plongeait vers les ténèbres froides du gouffre qui séparait le royaume du Ponant des Terres Ingrates, promettant mille souffrances à l’infortuné voyageur qui tomberait de la falaise. Aussi loin que portait la vue en contrebas, ce n’étaient que pierres acérées et menaçantes qui affleuraient, prêtes à déchiqueter et à désarticuler les corps qui lui seraient livrés en pâture.
La forêt des Brumes s’étendait sur les vingt-cinq lieues de longueur du précipice, elle en suivait le contour comme un serpent se colle à un roc chauffé par le soleil. Large d’exactement cent pieds, le bois épais était plongé en journée dans une obscurité perpétuelle, tant les arbres qui le composaient étaient serrés et touffus. Leur feuillage bloquait la lumière du jour, puis se repliait sur lui-même à la nuit tombée. Alors, les soirs de pleine lune, les Brumes dansaient sous le rayonnement froid de l’astre nocturne, seul spectateur de leur ballet hypnotique.
La forêt n’était pas morte pour autant. Elle abritait une vie intense, comme n’importe quelle autre. Mulots, hérissons, écureuils, sangliers, cerfs, toute une population de mammifères côtoyait en bonne harmonie les oiseaux et insectes. Leurs yeux d’une blancheur trouble trahissaient leur cécité. Les animaux s’étaient adaptés aux conditions étranges de leur existence dans les ténèbres constantes de ce lieu maudit. Au moindre craquement, ils levaient la tête et humaient l’air, prêts à détaler pour se cacher dans les fourrés ou dans les fissures des troncs les plus anciens. Leur odorat s’était surdéveloppé au fil des générations, pour compenser leur infirmité.
Une légende courait dans les Terres Ingrates. Elle prétendait que si l’on croisait le regard de l’un de ces êtres, on perdait la vue aussitôt, condamné à errer pour l’éternité dans le labyrinthe mouvant de verdure. Car la forêt des Brumes n’était pas figée : ses branches ondulaient, changeaient de position. Le lierre et la fougère qui s’épanouissaient dans son atmosphère saturée d’humidité et d’ombre creusaient des sentiers qui se modifiaient chaque jour, dessinant une carte toujours différente, une géographie ondoyante. Les hommes l’évitaient comme la peste, la faune extérieure également. Il fallait y être né pour pouvoir y vivre, il fallait avoir l’esprit dérangé pour y pénétrer de son plein gré.
Certains, plus hardis que les autres ou plus désespérés par la pauvreté, s’autorisaient des incursions sur ses bords, afin de se procurer les champignons succulents qui y pullulaient.
Ceux-ci se vendaient à prix d’or sur les marchés du royaume du Ponant. Beaucoup n’en revenaient pas. Les Brumes savaient d’instinct quand un être vivant inconnu s’aventurait sur leurs terres, même s’il se faisait discret et prenait garde à ne pas écraser de brindilles ou de végétaux morts. Comme l’organisme reconnaît qu’une écharde vient de s’introduire sous la peau, la forêt sentait l’intrusion du corps étranger.
Alors commençait le jeu.
Les Brumes lançaient leurs ordres muets aux arbres, les feuilles bruissaient pour signaler la localisation de l’indésirable, les scarabées se jetaient sous ses bottes, leurs carapaces éclatant à grand tumulte, les branches s’agitaient jusqu’à créer des rafales qui soufflaient sur la flamme fragile de la torche. Les glapissements aigus des renards albinos ajoutaient encore à l’ambiance oppressante. En général, à ce stade, les importuns prenaient leurs jambes à leur cou et regagnaient en toute hâte la frontière qui séparait la forêt de la plaine inhospitalière, où ils se trouvaient au moins en sécurité. Le calme revenait, à peine troublé par le passage d’un blaireau.
Parfois, les Brumes se sentaient d’humeur taquine. Elles ne chassaient pas les cueilleurs, les guidaient même vers les endroits les plus fournis en champignons, créaient des coulées faciles d’accès, offraient à leurs yeux brillants de convoitise les variétés les plus rares. Il suffisait d’un pas supplémentaire, puis un autre, et encore un… Le panier d’osier porté en oblique grâce à sa bandoulière de cuir se remplissait, le naïf intrus ne réalisait pas qu’il s’enfonçait de plus en plus profondément dans le bois. Là, des bolets poivrés ! Oh ! à dix toises à peine, au pied de cette souche pourrie, des russules sanguines ! Et en avançant un peu, n’étaient-ce pas des russules verdoyantes ?
Des pièces d’or dansaient derrière les rétines du cueilleur. Il calculait le prix qu’il allait pouvoir tirer de cette manne inespérée. Des vêtements presque neufs pour ses enfants, un morceau de lard pour la marmite, un ruban de satin pour son épouse, de l’avoine pour sa vieille mule. Une simple incursion dans la forêt lui offrait la possibilité de mettre sa famille à l’abri du besoin durant quelques semaines. Sans cesser de ramasser les précieux champignons, l’imprudent laissait sa cupidité l’emporter sur son intelligence : il pensait aux rumeurs terribles propagées par les baillis et soupçonnait un complot visant à empêcher les honnêtes gens de s’enrichir facilement. Cet endroit ne semblait pas aussi terrible qu’on le prétendait ! Il se disait qu’il reviendrait avec son fils aîné, chacun portant deux paniers.
Il en oubliait d’observer les alentours, de s’étonner de la baisse soudaine de la luminosité prodiguée par la torche, de s’inquiéter du silence lourd de la forêt. Quand il remarquait enfin les Brumes massées sans bruit autour de lui, perchées sur les frondaisons basses ou ondoyant sur l’humus, il était trop tard. L’orée se trouvait loin, les sillons ouverts s’étaient refermés dans son dos, il ne savait plus quelle direction prendre pour rentrer chez lui.
À ce moment-là, elles passaient à l’action, s’insinuant dans la tête du malheureux.
Chaque fois, leur victime finissait par rejoindre la falaise. Même ceux dont l’esprit parvenait à résister un certain temps étaient dans l’incapacité de s’orienter. Quoi qu’ils tentent, leurs pas les menaient scrupuleusement là où les Brumes les voulaient : au bord du ravin. Certains pénétraient dans le bois depuis l’unique pont reliant les Terres Ingrates au Ponant, un fragile assemblage de cordes et de planches rendues glissantes par la mousse qui les recouvrait, situé à l’exact milieu de la forêt. Ils s’appliquaient à avancer en ligne droite, nouaient des morceaux de tissu autour des plus jeunes troncs pour baliser leur progression. Ils prenaient conscience de l’inutilité de leurs précautions quand ils essayaient de rebrousser chemin, au premier signe de présence des Brumes.
L’écorce avait englouti leurs pitoyables marqueurs. Ils croyaient deviner l’emplacement du pont à la luminosité lointaine indiquant une trouée. Dans ce cas, c’étaient encore et toujours les spectres qui se jouaient de leurs perceptions.
La falaise était la seule destination possible quand on avait attiré l’attention de la forêt. L’ultime destination. L’endroit où l’on était poussé dans le vide par la pression continue des Brumes.
Comme tous les autres souverains avant lui, Bertaut, le roi du Ponant, ne cherchait pas à annexer la forêt des Brumes ni à se venger des sujets qu’elle lui volait – de moins en moins, d’ailleurs -, chaque année. À force, ces nigauds de paysans finissaient par comprendre et leur avidité ne prenait plus le pas sur leur raison. Le royaume ne pouvait se permettre d’offenser les Brumes. Si celles-ci se mettaient en tête de condamner le pont, le Ponant serait coupé du reste du monde. Bordée à l’ouest par la mer Empoisonnée, au nord par les monts de Glace, au sud et à l’est par le gouffre, la contrée ne devait sa prospérité qu’aux possibilités d’échange avec les pays situés au-delà des Terres Ingrates. Les contes des ménestrels relataient les péripéties d’un des ancêtres de Bertaut, plusieurs millénaires auparavant, qui avait passé un accord avec les Brumes pour la construction du pont, offrant ainsi une couronne et un royaume opulent à sa famille. Si son œuvre avait perduré, le nom de ce premier souverain s’était, hélas, perdu dans la mémoire du temps.
Grâce à lui, une région aride peuplée de crève-la-faim s’était transformée en une nation riche qui attirait les convoitises de tous ses voisins. Si la terre stérile ne leur avait jamais permis de puiser d’elle une subsistance correcte, les contreforts percés de grottes des monts de Glace recelaient assez de filons de fer, de cuivre, d’or, d’argent et de diamants pour satisfaire les besoins du continent tout entier. Dès qu’une nourriture abondante avait pu être acheminée par le pont tout neuf, les mineurs s’étaient lancés dans une exploitation digne de ce nom des trésors accessibles en quelques coups de pioche, changeant à jamais la destinée du Ponant.
Le misérable village de huttes rudimentaires des origines s’était peu à peu mué en ville solide, aux maisons bâties avec la pierre dure arrachée aux flancs des montagnes. Les gravats tirés des mines étaient aussitôt recyclés pour la construction des logis. Puis, une fois chaque travailleur doté d’une demeure, le roi s’était attelé à l’édification d’un château à la hauteur du Ponant métamorphosé.
Celui-ci se dressait sur la pointe qui formait le centre du royaume, une excroissance gigantesque, visible à des lieues à la ronde. Composé à l’origine de deux cent vingt-deux pièces de dimensions confortables, de multiples sous-sols et d’une série de dépendances où fourmillaient serviteurs et soldats, la citadelle narguait fièrement ses voisins. La parcourir dans son intégralité prenait une journée tout entière !
Nul besoin de remparts ou de murs d’enceinte, la géographie suffisait à protéger la bâtisse d’attaques éventuelles. Un roi désireux d’étendre son territoire n’aurait d’autre possibilité que d’envoyer son infanterie par le pont, un homme à la fois. Comme il serait aisé pour les Ponantois de les éliminer un par un ! De temps à autre, Bertaut caressait le rêve d’une tentative d’invasion de la part d’un autre souverain, juste pour le plaisir d’égorger lui-même les soldats ennemis sous les vivats de son peuple.
À mesure que la puissance du Ponant augmentait, les souverains successifs s’étaient donné pour mission d’améliorer le château, afin qu’il devienne un messager visuel de la richesse du pays. Les murs étaient désormais recouverts d’une feuille d’or épaisse, nettoyée deux fois l’an par une équipe de grimpeurs intrépides, grassement rémunérés pour leurs services. Au soir, lorsque le soleil frôlait le sommet des innombrables tourelles, les façades s’enflammaient sous la caresse des rayons et dardaient des éclairs orgueilleux jusqu’aux mers du levant, obligeant ceux qui les croisaient à abriter leurs yeux derrière leur main, sous peine d’être aveuglés. Un spectacle qui emplissait le cœur des Ponantois de fierté et celui des voisins de crainte jalouse.
Tout au bord du gouffre, face à la forêt des Brumes, une tour détonnait sur le restede la structure par sa pierre apparente. De construction plus récente, elle n’avait pas encore bénéficié de la pose du précieux métal et faisait grise mine. Des pigeons s’étaient approprié la moindre anfractuosité et leurs fientes dégoulinaient le long des façades, retenues par les rugosités des moellons. Partout ailleurs, l’or lisse laissait glisser les souillures que les intempéries finissaient d’éliminer. La tour grimpait à l’assaut des nuages, où elle disparaissait. Hormis quelques jours d’été au ciel limpide, la population distinguait rarement sa pointe. D’une rondeur étroite, il se murmurait qu’on accédait à son sommet par un escalier en colimaçon interminable. Plus de mille marches, chuchotait-on en ville, avec une dizaine de paliers intermédiaires où reprendre son souffle en cours d’ascension. Tout là-haut, une chambre livrée aux vents qui faisaient osciller doucement l’édifice, aux murs percés d’une unique croisée s’ouvrant vers l’est, constituait la seule pièce de tout le donjon.
Personne n’y montait jamais, à l’exception d’une servante, aux cuisses rendues aussi dures que l’acier confectionné avec le fer du Ponant par des années de grimpe. Loyale et servile comme les chiens qui peuplaient les appartements privés du souverain, elle ne pipait mot quand on l’interrogeait sur le ou les mystérieux occupants de la tour.
Un jour d’automne noyé de pluie, un marchand pudique s’éloigna de sa caravane de colporteurs en route pour le marché hebdomadaire du royaume, afin de satisfaire une envie pressante. Il pénétra de trois petites toises dans la forêt et délaça ses chausses avec un soupir d’aise. Les Brumes étaient maussades, personne n’était venu jouer sur leurs terres depuis des lustres. Elles décidèrent que ce brave homme ferait l’affaire. Tant pis s’il ne cherchait qu’à assouvir un besoin naturel, tant pis s’il n’avait nullement l’intention de s’attarder. Parfois, le destin était ainsi fait.
Les trombes d’eau limitaient la visibilité du pauvre commerçant, il ne vit pas les spectres l’entourer. Mais il entendit bien leurs chuchotis enjôleurs, il sentit les filaments de vapeur noire ou blanche pénétrer par ses oreilles et s’infiltrer dans son esprit. Dépossédé de sa volonté, il emboîta le pas aux formes vaguement humaines des Brumes, trébuchant sur ses chausses tombées sur ses chevilles. Il expédia d’un geste ses sabots dans les taillis, se débarrassa de l’encombrant vêtement et prit la direction du ravin. Indifférent aux ronces qui lui lacéraient la plante des pieds, insensible au froid humide sur ses cuisses et son postérieur, il avança.
Une fois parvenu tout au bord du gouffre, il hésita. Son cerveau produisit un ultime soubresaut de révolte contre le sort qui l’attendait, sans pour autant briser le lien qui l’enchaînait aux silhouettes fantomatiques.
Il tomba, tout droit, les bras collés le long du corps. Comme à l’accoutumée, aucun son ne remonta du fond lorsqu’il l’atteignit, s’écrasant sur les squelettes rendus friables par le temps. Nourries par l’âme du défunt, les Brumes s’apprêtaient à regagner leur cocon forestier quand un étrange babillement retentit en face d’elles, ricochant contre les parois de la falaise, dans un écho qui semblait se renforcer à chaque contact avec la roche. Le phénomène dura de longues secondes, clouant les créatures sur place. L’âme du marchand s’arracha peu à peu à leur étreinte et s’évapora lentement dans une succession de frémissements inédits qui ridèrent le monde. Indécis, inquiets, les spectres fouillèrent le gouffre de leurs yeux vides. Puis l’un d’eux attira l’attention des autres sur une lueur tremblotante suspendue dans les airs, droit devant. Il dilata l’espace pour agrandir sa vision, comme à l’aide d’une loupe invisible.
La lumière s’avéra provenir d’une bougie placée sous la fenêtre fissurée de la chambre de la tour. Les esprits n’avaient jamais porté d’intérêt à cet ajout récent au château. Une main minuscule collée à la vitre créait des ombres dansantes. À n’en pas douter, le gazouillis émanait de la pièce. Il s’interrompit dès que le dernier vestige de l’homme se fut évanoui dans le ciel.
Mues par la curiosité inhérente à leur nature, les Brumes se mêlèrent, se fondirent l’une à l’autre, jusqu’à ne plus former qu’une sphère énorme écrasant les frondaisons et faisant fuir toute la faune. Une vrille mince s’échappa de la boule telle une tige de plante grimpante et partit à l’assaut de la falaise, sinuant et dessinant des boucles éthérées indiscernables par l’œil humain dans cette tempête qui grondait. Patiemment, le fil arachnéen s’accrocha à la paroi est du ravin, descendit au fond, franchit le tapis d’ossements, avant de remonter à l’ouest, d’escalader la tour, et de s’infiltrer par le carreau fêlé.