La feuille de papier traine sur la table basse du salon depuis plus de trois jours. Dès qu’elle dispose de deux minutes, Clara reprend sa liste. Elle réfléchit en mâchonnant son stylo, raye un nom, en ajoute un autre, recommence… Elle a changé la liste au moins dix-mille fois, incapable de se décider définitivement. Alexia a été barrée trois fois, Noé deux, elle les a remis par la suite.
Louane ? D’accord, c’est sa copine, mais elle se montre pénible en ce moment ! Clara trace un point d’interrogation en face de son prénom.
Yasmine ? Évidemment ! Deux petites fleurs viennent décorer la feuille.
Le prénom de Mamadou y figure déjà, entouré de cœurs. C’est son amoureux, elle est O-BLI-GÉE de l’inviter, la question ne se pose pas. Même si cela signifie qu’elle doit ajouter Mahé. Ces deux-là sont inséparables, l’un ne se déplacera pas sans l’autre. Tant pis si Mahé a la fâcheuse manie de tirer les cheveux des filles.
Clara lâche un gros soupir. Sa liste ne ressemble plus à rien avec toutes ces ratures, elle ne s’y retrouve plus. Si au moins elle pouvait inviter toute la classe, ce serait plus simple ! Mais sa maman a été claire : pas plus de douze camarades. On voit bien que ce n’est pas elle qui va devoir trouver des explications à donner aux enfants déçus. C’est sûr qu’ils vont la bouder, après. Bonjour l’ambiance à l’école !
Barnabé rigole dans son coin.
— Quoi ? s’énerve sa sœur. Tu crois que c’est facile ?
— Oh, ça va ! Ce n’est rien qu’un anniversaire, ça revient chaque année. Tu les invites chacun à leur tour et on n’en parle plus.
Clara lève les yeux au ciel puis se laisse tomber sur le canapé.
— Tu ne comprends rien à rien, décidément.
— Mets tous les prénoms dans une boite et tire-les au hasard.
— Tu crois que je n’y ai pas pensé ? lance Clara avec mépris. Si je fais comme ça, à tous les coups, ce ne sont pas les bons noms qui vont sortir.
— Tu es vraiment bête, se moque Barnabé. Si tu sais déjà quels copains tu as envie de voir, cela signifie que ta liste existe déjà dans ton esprit, non ? Passe-moi ta feuille, je vais régler le problème.
Avant que Clara ne puisse réagir, il lui arrache le papier des mains et s’enfuit dans le couloir en criant très fort :
— Clara aime Mamadou, Clara aime Mamadou…
Sa sœur pousse un hurlement de rage et se lance à sa poursuite. Elle le rattrape, le jette au sol et essaye de récupérer sa liste. Barnabé cache la feuille dans son dos, ce qui augmente la colère de Clara. Leur tortue, Marguerite, qui se promenait tranquillement dans la maison, prend peur et se dépêche de s’enfuir. Enfin, aussi vite que lui permettent ses pattes de tortue, c’est-à-dire plutôt lentement. La dispute se transforme rapidement en vraie bagarre, où chacun n’hésite pas à donner des taloches.
Ça crie, ça griffe, ça se boxe. La tortue comprend qu’elle n’arrivera pas à se sauver à temps et rentre dans sa carapace, de peur de récolter un mauvais coup.
Alertée par le bruit, Linda, la maman des combattants, passe la tête par la porte de la cuisine. Un torchon à la main, elle les menace :
— Ce n’est pas bientôt fini, ce raffut ? Où est-ce que vous vous croyez ? Dans un match de catch ? Regardez cette pauvre Marguerite, elle est terrifiée !
Clara ouvre la bouche pour expliquer, mais Barnabé se montre plus rapide qu’elle. Il sait qu’il peut profiter d’être le plus jeune et s’arranger pour que tout retombe sur sa sœur. Il se met à brailler aussi fort qu’il le peut, de toute la puissance de ses poumons.
— AÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏË !
Ça ne loupe pas : sa maman se précipite vers lui et le câline dans ses bras.
— Oh, mon pauvre bébé. Où as-tu mal ?
Barnabé fait semblant de sangloter et désigne vaguement son genou de la main. En réalité, il glousse à l’intérieur. Linda se fâche après Clara.
— Franchement, tu devrais avoir honte. T’en prendre comme ça à ton petit frère !
— Mais, maman…
— Non, pas de mais ! Tu files dans ta chambre et tu n’en ressortiras que quand tu te sentiras prête à présenter des excuses à Barnabé. Tu vas avoir onze ans, quand même. Il serait temps d’arrêter de te comporter comme un bébé capricieux. Si ça te fait cet effet de fêter ton anniversaire, on peut tout annuler…